Monsieur le préfet
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Pour le bien de tous.
C’est avec une profonde jubilation que, bien des années plus tard, je retrouve le chemin de la missive épistolaire. Si la cible a perdu de sa clarté, elle n’en représente pas moins une part détestable de cette mauvaise France qui ne se reconnaît pas derrière l’autorité naturelle et incontestable de ses chefs. Je profite de l’aubaine qui m’est ainsi donnée pour vous exprimer toute l’admiration que je voue à notre chef d’état qui comme un glorieux prédécesseur a fait don de sa personne au pays. Naturellement, ces louanges rejaillissent sur votre personne, grand serviteur zélé et désintéressé.
Avant d’en venir aux motifs qui prévalent à ma modeste contribution à la bonne marche de la nation, je tiens à vous signaler que j’agis dans le seul but de rendre service, sans attendre de remerciements ni la moindre récompense. Pour vous épargner l’envie de me remettre une médaille ou un certificat de citoyenneté, j’ai opté pour l’anonymat, non par honte mais simplement par discrétion et humilité.
Monsieur le préfet, sachez tout d’abord que je soutiens totalement toutes les mesures que vous avez eu la sagesse de prendre pour limiter nos libertés. Avouons-le, vos injonctions provoquent tellement d’abus parmi tous ces gens de peu que je croise au quotidien, que ce tour de vis me paraît salutaire. Nous avons connu depuis la fin de la guerre, je suppose bien malgré vous, une longue période d’un profond laxisme marquée par la domination des ennemis de l’ordre. La pandémie que vous cherchez à juguler servira, je n’en doute pas, de détonateur pour enclencher le renouveau de la discipline et du respect du drapeau.
Jamais je ne permettrais de remettre en doute la parole du pouvoir, aussi sacrée et infaillible que peut l’être celle de notre seigneur Jésus Christ. Force est de déplorer la loi inique qui provoqua la séparation de l’église et de l’État. Je vois personnellement, dans le fléau qui nous accable, la main d’un Dieu vengeur, qui cherche à nous remettre sur la bonne voie. Pardon, monsieur le représentant de l’État, je m’égare en chemin, nostalgique que je suis d’une grande nation catholique.
Pour en venir au motif de ma dénonciation, sachez que non loin de mon poste d’observation, j’aperçois une troupe de gens hirsutes, dépravés et insouciants qui se sont réunis dans une maison de vacances. Ces gens, en dépit des mises en garde, des injonctions, des mesures sanitaires que vous n’avez eu de cesse de rebattre les oreilles, vivent à 10 dans cet espace clos. Pire encore et je ne sais si je peux vous l’avouer, tant la chose dépasse l’entendement, ces mauvais sujets ne portent pas de masque, trinquent souvent et pire que tout, ne disent aucun bénédicité avant que de passer à table.
J’espère que vous saurez saisir l’opportunité de mon signalement pour leur envoyer les forces de l’ordre à moins que, conscient de la dangerosité de ces sinistres vacanciers, ce ne soit la troupe que vous sollicitiez. Ne faites pas de quartier, je vous en conjure ; de mon poste d’observation j’entends des propos d’une rare subversion de la part de quelques-uns de ces tristes sires.
Je sais que pour l’heure, vous n’avez d’autre arme légale à votre disposition qu’une amende et je m’élève contre cette trop grande mansuétude. Comme au bon vieux temps, des centres d’internement seraient des moyens bien plus efficaces pour mettre un terme à de tels agissements. La nocivité de ces individus n’a d’égale que leur inconscience et leur incivisme. Frappez monsieur le préfet, frappez sans retenue, je vous en conjure.
Je m’aperçois avec effarement que je suis de ces odieux anarchistes qui nient la réalité tragique de la situation ou qui simplement acceptent le risque sans vouloir cesser de vivre. C’est par un absolu esprit de loyauté vis à vis du pouvoir que vous représentez si merveilleusement que je me dénonce pour être châtié comme il convient. Veuillez accepter monsieur le préfet l’expression obséquieuse de mon plus sincère dévouement à la cause nationale.
Anonymement vôtre.
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