Ne plus avoir la tête sur les épaules
Une fable à oublier bien vite.
Alzheimer comme si vous y étiez ...
Il était une fois un cerveau qui avait fait son chemin. En se retournant, il aurait pu être fier du beau trajet accompli, des prouesses qui furent les siennes pour gravir en autodidacte tous les échelons de la vie, des miracles accomplis pour enfouir au plus profond de son inconscient les vilains détours, les odieux pieds de nez de son histoire personnelle.
Il était une fois et c'est hélas à l'imparfait, ce temps du passé révolu, qu'il faut désormais évoquer ce cerveau. Il est bien loin le temps des heures de gloire, de la réussite professionnelle et de la capacité à penser par soi-même, à être libre de ses faits et gestes. Ce bel organe a renoncé à répondre à son usage. Il s'est mis aux abonnés absents, il efface sans tarder tout ce qui vient de lui être dit.
Il ne sera jamais plus ce cerveau brillant qui assura une belle ascension à celui qui était parti de rien. Désormais, c'est la chute libre, le tourbillon infernal qui prive ce pauvre homme de son jugement, de sa faculté de raisonnement. C'est une décadence abominable qui se cache derrière cette monstrueuse maladie dont on aimerait oublier le nom.
Ce cerveau est désormais une machine qui tourne en boucle, qui ne cesse d'avoir des idées fixes et des pensées noires. Il ressasse, se répète, radote et ratiocine. Sans cesse, il brise les oreilles de ceux qui l'entourent, il devient odieux, il est méchant, il n'a plus aucune retenue pour imposer des caprices absurdes. Vivre à ses côtés est une épreuve effroyable dont les voisins ou les plus éloignés ne peuvent se rendre compte.
Effectivement, ce cerveau se cache derrière une façade respectable. Pas de signes visuels, pas de stigmate déchiffrable. Il présente bien, garde bel aspect un petit vernis qui fait illusion quand on ne fait que passer. Bien sûr, il parle un peu fort, se plaint sans retenue, affiche sans honte des idées peu respectables. D'autres en font tout autant sans l'excuse de la terrible maladie !
L'entourage n'en peut plus. Il faut entendre les mêmes demandes des heures durant. Justifier indéfiniment le retrait d'un permis de conduire qui devenait absolument nécessaire. Le danger était continuel quand ce pauvre cerveau était au volant, oubliant tous les panneaux, prenant des sens interdits et se trompant systématiquement de chemin, ne sachant plus où il voulait se rendre …
Le cerveau n'a pas accepté cette perte si symbolique pour lui. Être privé de sa voiture, ce n'est pas seulement ne plus avoir son autonomie, c'est se voir amputé de cette marque évidente de la réussite sociale, la belle et luxueuse voiture dont il était si fière. Depuis, c'est pure folie obsessionnelle, il veut reconquérir son permis, réveille sa femme quatre fois par nuit pour lui dire qu'il doit récupérer le précieux papier rose ou repasser ce permis qu'on lui refuse désormais !
Ce cerveau n'est plus qu'un désir unique, une certitude déraisonnable. Il clame à qui veut bien l'écouter « Je suis guéri ! » alors que de jour en jour, il sombre dans l'épais brouillard de ses absences, de ses oublis, de ses amnésies systématiques. Sa compagne est au bord de la dépression, au seuil de l'épuisement, à deux doigts de la perte de contrôle. C'est insupportable, c'est intolérable d'autant plus qu'il est devenu méchant, tyrannique, exécrable.
Ce cerveau n'a désormais plus que son pouvoir de nuisance. Il détruit tout autour de lui, brise les liens familiaux et amicaux, s'enferme dans son délire et y prend au piège, y englue sa femme, totalement démunie devant sa violence verbale, ses caprices et sa démence domestique. Il faut supporter en silence, rien ne permet de se prémunir de pareille déchéance d'autant que ce cerveau peut faire illusion quelques minutes, juste le temps suffisant pour démentir les plaintes de celle qui vit un enfer quotidien.
Car voyez-vous, ce que cette intolérable maladie provoque, c'est la négation de celui qui fut, jadis, un honnête homme. Il s'efface avec sa mémoire, n'est plus qu'un cerveau malade qui le transforme en monstre à l'apparence débonnaire. Pire encore, ce mal immonde brise plus souvent celle qui doit supporter, aider, accompagner cette chute libre. Il y a si peu de secours à attendre quand le propre de cette horreur est de transformer le huis clos de la cellule familiale en une scène de l'épouvante permanente.
Vous avez peut-être à deux pas de chez vous une tragédie analogue que vous ne pouvez deviner. Rien ne transpire de ce tête à tête mortifère. Je suis témoin lointain d'un tel drame, repoussé par le cerveau malade, rejeté, écarté afin qu'il puisse à plaisir torturer à petit feu sa femme qui m'est si proche. Que faire ? Il me faut avouer mon impuissance. La loi protège d'avantage le bourreau (même s'il a des circonstances évidemment atténuantes) et oublie sa victime. J'écris ce billet volontairement imprécis pour que chacun prenne conscience des ravages que fait ce mal qu'on nomme Alzheimer. Puissiez-vous ne jamais l'oublier !
Fraternellement sien
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