Parousie
Lectures de vacances.Petite fantaisie métaphysique pour oublier quelques minutes notre habituelle gravité
J'espère mériter vos sourires...
La galère !
Il savait depuis toujours que ce serait dur, mais, là, franchement…
Planté devant la porte hermétique, il ne quittait pas des yeux ce foutu voyant rouge. Son passage au vert lui signifierait l’autorisation de pénétrer dans le studio et le début d’une nouvelle galère.
Il oublia un instant la lampe pour implorer le ciel mais son regard fut, bien évidemment, bloqué par le plafond high-tech baigné de lumière laiteuse.
Il retourna au voyant. Un « voyant » ! Ses terminaisons nerveuses hurlaient, les synapses charriaient des arcs électriques… Debout devant une porte close alors que…
La musique ambiante n’avait pas attiré son attention jusqu’à : « J’ai besoin d’AMOU-OUI-OU-OUR… ». Les vagissements hystériques de la néo-pubère précocement déjantée le firent passer de la plus extrême nervosité à l’abattement dépressif abyssal qui ne le quittait guère depuis quelques mois.
Dieu ! Mein Gott ! My God !
Et les autres, qu’est ce qu’ils fichaient ? Coincés dans un embouteillage, comme d’hab ! Pourtant, il n’en avait sollicité que deux, Peter et Jeannot, et il se retrouvait seul. Encore une fois. Peter était pourtant censé être le chef, le « boss du posse » et Jeannot le « brother », le proche parmi les proches. A les imaginer tous les deux plantés devant un feu rouge, il balançait entre fou rire et colère noire.
Et lui, là, seul devant cette porte ! … Sainte Patience !!!
Tout cela résumait parfaitement la tonalité générale de cette aventure depuis le début.
Il était pourtant né là où il fallait. Dans le foyer SONACOTRA le plus pourri de la banlieue parisienne.
Son père Yahia, avait quitté le Tchad, sa terre natale, des larmes plein les yeux. Et les poches vides, sans argent ni papiers. Parti de Faya-Largeau, il avait traversé la montagne de ses ancêtres, le Tibesti, avant d’aborder les sables étrangers du désert libyen, de traverser tout le Maghreb, l’Espagne, les Pyrénées et une bonne partie du pays gaulois pour parvenir à la terre promise, Paris. Son périple, il l’avait financé en louant ses maigres forces à tous ceux qui pouvaient avoir besoin de lui.
Il se rendit compte que la France qu’il avait imaginée n’était qu’un rêve en rose. Bien sûr, l’argent se gagnait plus rapidement qu’à N’Djaména mais il fallait accepter l’éloignement, la solitude, la grisaille froide, la crasse et le mépris. Cher payé tout de même !
Heureusement sa religion, l’Islam, lui permettait de tenir. Il avait hérité de la foi de son père aussi sûrement que de l’implantation de ses cheveux, révélant un front haut et bombé, trait commun à tous les Goranes. Aussi loin que remonte sa mémoire, il avait toujours prié, pas comme une obligation aux heures prescrites mais chantonnant en permanence pour lui-même, pour les siens, pour le monde entier : Allah ! Allah ! Allah !
A Paris, il fréquentait des mosquées qui ressemblaient plus à des hangars désaffectés qu’à des lieux de prière mais où il pouvait rencontrer des hommes de son continent partageant ses croyances et sa misère tout en formant une communauté joyeuse et solidaire.
Son existence s’était sérieusement compliquée lorsqu’il était « tombé » sous le charme de celle qui allait devenir sa femme, Mariam.
Son sort fut scellé en quelques secondes. Il croisa son regard lors d’une fête africaine organisée par la mairie de Clichy et sut immédiatement qu’il ne serait plus jamais le même. Comme elle semblait ressentir les mêmes émotions, tout s’enchaîna très vite…
Elle était noire, comme lui, venait d’Afrique, comme lui, et portait un nom sacré dans l’Islam, le seul nom féminin que contienne le saint Coran : Mariam (Marie).
Elle était grande, belle, très belle. Comment pouvait-elle être aussi belle ?
Et ses yeux ! Son cœur s’y lisait à découvert, franchise et intelligence, chaleur et discrétion. Tout ce qu’il désirait depuis toujours au plus profond de lui-même. Un rêve ! Rien ne pourrait plus la détacher d’elle.
Même cet énorme obstacle à leur union qu’il ne mit que quelques minutes à découvrir.
Elle n’était pas musulmane !
Elle était née en Ethiopie, dans la région de Tigré, de la tribu des Falashas. Un nom que tout le monde ou presque ignorait, jusqu' à ce qu’on découvre que ces nègres là, installés sur les hauts plateaux depuis des siècles étaient JUIFS. Ils observaient les lois bibliques du cashrout, l’abattage rituel de bêtes, respectaient scrupuleusement le shabbat et étudiaient les textes bibliques. Leurs compatriotes les laissèrent longtemps pratiquer ces coutumes étranges, se contentant de se moquer de leur propreté maladive. On les nommait « ceux qui sentent l’eau » .
Tout fut bouleversé par l’arrivée au pouvoir du tyran rouge, Mengistu, qui entreprit de les mettre au pas. Deux formidables opérations, deux vagues d’émigration à travers le Soudan nommées « Moïse » et « Salomon », furent alors montées par Israël et permirent à soixante quinze mille de ces membres lointains du Peuple Elu de rejoindre la Terre Promise.
Mariam ne s’était jamais accoutumée à cette nouvelle patrie. Le bouleversement avait été trop brutal, l’accueil mitigé, le racisme choquant malgré la foi commune. Et, surtout, avec les Palestiniens, la haine sourde, constante, irrémédiable…Non, elle ne pouvait s’y habituer et avait fui à la première occasion vers le seul pays où elle se connaissait de vagues cousins, la France.
Ils s’aimèrent immédiatement et intensément mais durent prendre la fuite à travers les Hauts de Seine et la Seine Saint Denis pour éviter les palabres religieux avec leur entourage. Ils erraient de foyer en foyer, tout à leur amour, indifférents au reste du monde.
Ce qui devait arriver ne manqua pas de se produire et Mariam donna naissance à un splendide garçon, lui-même, celui qui se trouvait là, aujourd'hui, planté comme une courge devant cette foutue porte capitonnée.
L’appeler Isha relevait sans doute de l’intervention divine. C’est le nom arabe de Jésus dans le Saint Coran.
Ils se rendirent compte très vite que cet enfant ne ressemblait à aucun autre. Il les impressionnait par son calme, ne réclamant et ne refusant jamais rien. Lorsqu’ils le promenaient dans son couffin et le présentaient à des compagnons de misère, la même scène se reproduisait invariablement. L’adulte se penchait vers le nourrisson, son sourire le plus niais plaqué sur le visage et se redressait très vite, effaré par l’acuité du regard qui avait croisé le sien.
Et ils étaient à cent lieues de se douter de ce qui les attendait….
Il parla très tôt, utilisant un vocabulaire inhabituel pour son âge et pour le milieu dans lequel il évoluait. Souvent, Yahia et Mariam se regardaient, perplexes, incapables de comprendre quoi que ce soit à ses phrases énoncées pourtant avec beaucoup de clarté et de conviction. Ils reconnaissaient parfois un verset de la Bible ou du Coran.
Le tout jeune enfant se rendit compte de leurs difficultés et apprit à se mettre à leur niveau, à celui de leurs amis et des autres enfants. Plus son discours s’enrichissait, plus son attitude semblait s’imprégner de sagesse et de sérénité.
Isha jouissait déjà d’une certaine notoriété dans les foyers d’immigrés de la région parisienne. Un peu celle d’un petit Bouddha réincarné sur les hauts plateaux himalayens !
Il n’avait jamais fréquenté l’école maternelle (ses parents avaient beaucoup de mal à l’imaginer empilant des cubes au milieu d’une dizaine de braillards). Mais vint l’heure de l’école laïque, gratuite et, surtout, obligatoire.
Lorsqu’ils firent savoir à Isha qu’il devait se plier aux exigences de la loi française, sa réponse bouleversa totalement le cours de l’existence de la famille.
« Non. Je n’irai pas à l’école. Je serai chrétien et il faut que vous me trouviez un curé. Il me fera connaître dans son monde. C’est la Parousie, je suis venu vous annoncer la fin des temps ».
Comme un coup de marteau sur la tête. Mais en pire. Ils se regardèrent, sidérés. Déjà, tout comprendre. « Parousie » ? Késako ?
Yahia partit en courant chez son voisin de chambre, Rachid, qui possédait le gros livre de la langue des blancs, un « dictionnaire ». Depuis la naissance d’Isha, lui et sa femme avaient accompli beaucoup de progrès et, surtout, avaient appris à lire, mais il ne fallait pas trop leur en demander quand même.
Par…Parou…Parousie !
« Retour glorieux du Christ, à la fin des temps, en vue de l’accomplissement du jugement final ».
Nom de…Lui ! Allons, c’était une blague, il devait avoir de la fièvre ! N’était-il pas un peu mal fichu depuis quelques jours ?
Pas d’école…Bon, on fera avec. Chrétien ? Mais quelle famille !
Et trouver un curé, pas pour apprendre hein ! Monsieur sait tout, mais « pour le faire connaître dans son monde » ! Je t’en ficherai !
Puisqu’il sait tout, il n’ignore certainement pas que, pour les musulmans aussi le retour de Jésus annonce la fin des temps ! Ou alors, c’est pour ne pas susciter de jalousie chez sa mère. Il aura choisi une troisième voie…
Yahia réalisa qu’il avait tout naturellement admis la parole, et surtout, l’identité de son fils. Ils avaient pris l’habitude, Mariam et lui, de ne jamais mettre en doute ce que disait Isha. Depuis le début.
Trouver un curé ne fut pas chose facile. Ils étaient de plus en plus vieux et rares. Ces foutus blancs ne croyaient plus en rien et leurs églises, leurs somptueuses cathédrales, n’étaient plus guère visitées que par des hordes de touristes japonais. Mariam parvint à contacter un curé de Belleville habitué aux « dialogues intercommunautaires », le père Gaston. Il avait gardé d’un long séjour en Afrique une sympathie naturelle pour les gens de couleur.
Il écouta en essayant de dissimuler sa surprise le récit de cette juive noire, épouse d’un musulman Toubou lui expliquant, le plus sereinement du monde, que leur fils, âgé de six ans, désirait devenir chrétien et voulait rencontrer un curé (elle omit pudiquement le « il me fera connaître dans son monde » ainsi que la « Parousie »).
Allons ! Il en avait tellement entendu ce pauvre curé. Quoi que !… Cette histoire là était quand même des plus gratinées.
Rendez-vous fut pris pour le lendemain au foyer des travailleurs. Les parents, fébriles, avaient habillé le gamin de son plus élégant costume. Yahia montait maintenant des charpentes métalliques et leurs revenus s’étaient nettement améliorés. Ils reçurent le curé avec déférence, le firent entrer dans leur chambre avec Isha et se figèrent devant la porte close. Très vigilants tout de même. Ce farceur de Rachid leur avait raconté que les prêtres s’intéressaient davantage au trou de balle des petits garçons qu’au salut de leur âme. Leur inquiétude fut de courte durée. Au bout de dix minutes, le père Gaston sortit en trombe, le teint écarlate et les yeux exorbités. Il passa devant eux si vite qu’ils ne purent que capter :
« …plus jamais. Consultez un psychiatre ! ».
Conseil étrange qui leur fut souvent réitéré par la suite.
Isha, lui, était parfaitement serein et souriant. Il commenta la rencontre d’un simple : « Je savais que cela se passerait ainsi ».
Mais il tira les leçons de l’aventure. Il avait voulu précipiter les choses. Trop vite, trop tôt. Il lui faudrait faire preuve de beaucoup de patience, grandir comme tout autre enfant, introduisant lentement et sûrement la Parole dans la vie du monde.
Son insertion fut favorisée par l’amélioration du statut de la famille.
Fin des migrations de foyer en foyer et installation dans une « cité » au nord de Paris. Ce n’était pas le grand confort mais la fin de l’errance permit à Isha de se lier durablement à d’autres jeunes de son âge. Bien qu’il ne fréquentât pas l’école (ses parents avaient déclaré s’occuper de son éducation), il devint le leader naturel d’une bande joyeuse et turbulente. Une douzaine de moutards d’origines diverses et très métissées parmi lesquels les plus proches, déjà, Peter et Jeannot, grandirent ensemble parmi les blocs de béton sale, évitant du mieux qu’ils pouvaient les caves puantes et les tapis de seringues. Isha et son Verbe rayonnaient évidemment au centre du groupe. Ecouter ce noir, chrétien sans église, savant sans école, parler si juste et si fort de la vie et de la mort, de l’amour et de Dieu ne pouvait laisser personne indifférent. La plupart de ses disciples étaient d’ailleurs d’anciens caïds venus faire taire ce bavard dont la renommée dans la zone commençait à leur porter ombrage… Lui, non-violent absolu, les accueillait les bras grands ouverts et posait sur eux son lumineux regard bienveillant. La Parole venait ensuite, apaisante…
Pour s’adresser à ceux de son âge, Isha devait parler leur langue. La Rolpa fut tout naturellement mise en musique et le « posse » auto-produisit un premier CD où Isha, sous le pseudo de MC Paraclet, put faire entendre, à travers les barres de béton, et parfois sur Skyrock et Fun Radio, son message d’amour, de paix et de repentance. Il n’en était pas à annoncer le Jugement dernier, son premier échec l’avait conduit à faire de la prudence une vertu majeure. Il se fit remarquer positivement par la jeunesse des banlieues, son discours, classé « rasta » étant lié pour les adolescents, à la tolérance, la fraternité, ce qui lui convenait parfaitement, mais également aux drogues dites « douces », à la sexualité débridée et au rejet des contraintes, ce qui le mettait très nettement moins à l’aise.
Sans devenir véritablement des « tubes », quelques chansons du groupe connurent un relatif succès. « Mado » fut la plus célèbre. C’était aussi le seul titre dédié à une femme, une ancienne actrice de cinéma porno qui ne quittait plus Isha et les siens. En tout bien tout honneur puisque ce petit monde appliquait des règles de vie en décalage complet avec celles de leur public : chasteté, tempérance, honnêteté scrupuleuse etc. C’est d’ailleurs ce qui avait séduit Mado et quelques autres pécheresses repenties qui gravitaient autour de la bande, en recherche de rédemption.
Un groupe d’une solidité exceptionnelle où chacun avait trouvé sa place autour du « Maître de Cérémonies ». Les plus actifs étaient Peter, le costaud de la bande, le garde du corps attitré, Jeannot le metteur en musique, le poète inspiré (il avait écrit et composé tout seul un chouette morceau baptisé « Apocalypse » auquel les producteurs prédisaient un bel avenir), Mattew, le comptable, Tom, celui qui vérifiait tout avant chaque concert, Jack le bassiste passionné de flamenco etc. Seul Juda, le dernier arrivé, n’inspirait pas encore une confiance absolue.
Ce doux ron ron ne pouvait satisfaire Isha. La Parole devait être proclamée au monde entier et non pas cheminer péniblement dans les HLM, mélangée à des sons électro-acoustiques qui en diminuaient singulièrement la clarté et la portée.
Isha décida de mettre un terme à sa carrière musicale en un dernier concert. Il eut lieu à la MJC de Sarcelles, le chanteur et ses complices se produisirent devant une salle à moitié vide et passablement indifférente.
Mariam et Yahia étaient désolés de voir ce fils pétri de dons s’aventurer dans des voies sans issue tout en refusant la seule qui lui eût permis de véritablement faire valoir ses talents à savoir une bonne scolarité avec lauriers, diplômes et réussite aux concours.
Il n’était pas venu « ingurgiter des niaiseries d'intellectuels, ceux qui s'exhibaient à la télévision, ceux dont les tronches de cuistres satisfaits trahissaient la stupidité, des théories oiseuses qui feraient rire dans quelques décennies ou des approximations puériles, mais il était venu enseigner la Vérité. Ou plutôt la recherche de la Vérité ». Voilà ce qu’il rétorquait lorsqu’ils abordaient le sujet. Que voulez-vous répondre à cela ?
Ils furent soulagés quand, après le concert de Sarcelles, il leur annonça vouloir ne se consacrer qu’à l’écriture. Cela correspondait davantage à l’idée qu’ils se faisaient d’un homme de savoir. Isha serait, c’était certain, un écrivain célèbre.
Le groupe des douze fut mis en repos mais personne ne s’éloigna du Maître, le laissant à son labeur solitaire mais accédant au moindre de ses désirs. Désirs limités mais parfois fort surprenants comme cette manie de se faire laver les pieds par Mado qui en avait pourtant vu d’autres dans son ancien milieu professionnel. Le premier livre d’Isha fut écrit en trois semaines. Deux cahiers d’une écriture fine et ferme, sans la moindre rature. Titre : « L’Evangile ». Au singulier. Un récit « de l’intérieur » de la vie de Jésus, sans grande nouveauté, mais avec un luxe de détails et de précisions qui devait satisfaire les exégètes les plus exigeants. Et, pour terminer, l’annonce du Jugement, vague et évasive pour ne pas effrayer le lecteur.
Il dut batailler ferme pour se faire éditer et n’échappa que d’extrême justesse aux publications à compte d’auteur. Son éditeur, basé en Bretagne, se fit tirer l’oreille pour expédier quelques exemplaires aux grands organes de presse. Manifestement, il n’y croyait pas…
« Evangile » fut reçu dans un silence assourdissant. Les scribouillards parisiens avaient d’autres chats à fouetter. Ils étaient fort occupés à promouvoir des récits exhibitionnistes de nombrilistes compulsifs obsédés par le désir impérieux de faire partager au monde entier leur intimité la plus secrète. Rien ne devait être ignoré de la consistance et de l’odeur de leurs sécrétions sexuelles et, globalement, de leur fonctionnement glandulaire.
Face à une telle concurrence, Isha n’avait pas l’ombre d’une chance. Quelques lignes sèches dans « Libé » mentionnaient ce « pseudo inspiré de banlieue qui débitait du sous mystique rhénan."
Mais, plusieurs semaines après la parution, une sorte de miracle se produisit.
Dans l’ « Humanité », le journal du Parti Communiste, un certain Paul Sirien, critique pourtant fort acerbe d’ordinaire envers tout ce qui touchait, de près ou de loin, à la religion, avouait son trouble, son enthousiasme et sa quasi-conversion. Il reconnaissait à Isha plus que du talent, la puissance d’une parole venue d’ailleurs, de haut, du Très-Haut. Le Messie était parmi nous, il fallait se mettre à son écoute. Rien de moins…
Cette tribune ne passa pas inaperçue et ses résultats furent catastrophiques pour Isha et ses parents. Leur modeste appartement de Sarcelles fut véritablement assailli d’une horde d’escrocs et d’illuminés de toutes origines défendant des croyances plus hallucinantes les unes que les autres et prétendant enrôler le nouveau Messie sous leur bannière. Des Raëliens, escrocs inter-galactiques, des Adorateurs de l’Oignon Sacré, des orphelins du Mandarom, des Adventistes Baptistes Pénitents du Trois Cent Soixante Sixième Jour, des Bouddhistes Tropéziens, des Soufis Bouffis et Suffisants, des Druides du Quatre Vingt Treize, des Nouveaux Socialistes, tout ce petit monde mena grand tapage dans la cité, obligeant Isha à alterner planques et fuites improvisées. L’arrivée des comités anti-sectes, contingents de virulentes vieilles filles aux mollets poilus précéda de peu l’intervention de la police qui conseilla sagement à Yahia de déménager le plus loin possible pour se mettre à l’abri, lui et les siens.
Une dernière fuite les mena du côté de Grigny où ils veillèrent à s’installer dans l’anonymat le plus opaque. Il ne fut pas utile de préciser à Isha qu’il devait se faire très, très discret, d’autant que les mots en « psy » avaient souvent sifflé à ses oreilles durant ces derniers évènements.
Le moral était au plus bas, la carrière littéraire enterrée. Heureusement, si les illuminés furent bel et bien semés, ils furent vite retrouvés par d’autres, bienvenus ceux-là. Les douze potes plus Mado, d’abord désemparés et orphelins, se lancèrent à la recherche du maître et leur ténacité trouva rapidement sa récompense.
Les retrouvailles furent joyeuses et les projets aussitôt relancés. Après tout, la musique avait donné des résultats, cette voie avait été un peu vite abandonnée. Et puis, on lançait à l’époque des émissions de télévision qui permettaient de se faire connaître très vite du grand public.
Isha et ses potes se présentèrent au casting de la « Starac ».
Un désastre ! Des producteurs niais cupides, incultes, assuraient la promotion de chanteurs niais cupides et incultes. MC Paraclet ne put même pas terminer le premier couplet d’ « Apocalypse ».
La colère grandissait avec la déception, Isha se sentait au bord de la crise. Toutefois, dans la file d’attente du casting, un jeune candidat très sympa lui avait remis la carte de visite d’un producteur réputé facile d’accès pour les débutants.
Il s’y rendit seul dès le lendemain, de fort méchante humeur et bien décidé à jouer à fond cette dernière carte.
Local minable dans un quartier cher, chic et crasseux, quinquagénaire bedonnant, visage rougeaud, queue de cheval et boucle d’oreille.
Isha avait décidé de jouer franc jeu.
« Je suis Celui qui devait venir, Celui des Evangiles. Je vais annoncer la fin des temps. Le Jugement est proche, il est temps de vous préparer à retrouver l’unité dans la lumière. Mes chansons annoncent la Nouvelle, elles doivent être entendues de tous ».
Le bedonnant l’observa quelques secondes en silence et laissa tomber :
« Ton concept est rigolo mais il vaut que dalle. Actuellement, il n’y a que le cul qui marche, mais attention hein ! Du hard avec du sperme et des poils. Un bon conseil mon gars : revois ton répertoire et, si tu te prends au sérieux avec tes conneries, je peux te donner l’adresse d’un bon psychiatre ».
Ce dernier mot produisit un effet dévastateur.
Pour la première fois depuis sa naissance, Isha se laissa aller à la colère. Il murmura simplement : « Va au diable ».
Instantanément, les dents à pivot du bouffi se dévissèrent, ses lentilles de contact sautèrent sur le bureau, l’écouteur de son Sonotone se mit à brailler une chanson d’Obispo, ce qui eut pour effet immédiat de faire se dresser tout son système pileux, queue de cheval incluse.
Le Maître le quitta, légèrement honteux de cet emportement mais ravi d’avoir entrevu une solution à son problème d’audience. Il fallait revenir aux fondamentaux, les pouvoirs ! Il savait changer l’eau en vin, rendre la vue aux aveugles, ressusciter les morts. Encore que…doucement ! Il ne voulait pas se retrouver avec une bande d’énergumènes aux trousses. Classé magicien de music-hall, exhibé dans des émissions sur le paranormal où il se ferait exécuter par des « scientifiques » aussi ouverts que des huîtres paranoïaques et des ayatollahs zélotes (du cercle zélotique).
Non, cette fois, il n’avait plus droit à l’échec. Il tint conseil avec les douze (pendant que Mado lui lavait les pieds). Il agrémenta son discours de quelques démonstrations qui emportèrent très vite l’adhésion générale. L’assemblée fut régalée en Beaujolais nouveau (au mois de juillet !), les caries dentaires de Jack disparurent instantanément et Peter se mit subitement à chanter juste.
Ils élaborèrent une stratégie. Un petit coup d’essai, puis une tentative beaucoup plus importante qui ne manquerait pas d’attirer l’attention des médias.
Pour le « tour de chauffe », il se rendit rue de Rennes, accompagné du seul Tom, le sceptique de service, qui témoignerait par la suite auprès de ses camarades quelles que soient les suites de l’aventure.
Ils pénétrèrent dans un Mac Do plein à craquer en cette fin de matinée et se mirent tout d’abord sagement dans la file d’attente des consommateurs.
Soudain, Isha étendit les bras et tonna avec autorité :
« Prenez et mangez à volonté les nourritures de ce monde ! »
Instantanément, une assiette en carton contenant un Big Mac super cheese et une double ration de frites se matérialisa dans les mains de tous ceux qui attendaient d’être servis. Une clameur de surprise salua l’exploit.
Les réactions furent diverses. Les plus nombreux, ravis de l’aubaine, se jetèrent sur cette manne. D’autres, méfiants, n’osaient pas toucher le plat tombé du ciel donc suspect. Enfin, le directeur de l’établissement escorté d’une horde d’employés coiffés de casquettes ridicules foncèrent sur Isha, furax. Le côté gratuit du miracle n’était absolument pas apprécié par la maison.
Isha dut mettre encore un zeste de surnaturel dans sa pointe de vitesse pour échapper à la meute. Il fut rejoint quelques minutes plus tard par le petit Tom, entièrement convaincu.
Tout avait fonctionné comme prévu, il fallait passer à l’étape suivante.
Le lendemain, ils se rendirent tous deux sur le théâtre des opérations, le « Printemps Nation ». En ce samedi après-midi, le grand magasin était archi-bondé. Ils grimpèrent à l’étage des vêtements pour dames où évoluait l’homme qu’ils recherchaient : un animateur, vantant un produit, annonçant une promotion, une réduction…Il se servait pour cela d’un micro portable et sa voix suave ensorcelait les trompes d’Eustache des clients réels ou potentiels.
« …N’oubliez pas, au rayon des vêtements pour enfants, de visiter le stand Tartine et Chocolat, sans oublier Lulu Castagnette… ».
Crac ! Isha lui arracha le micro, et, sans la moindre suavité :
« Fini Lulu Castagnette, plus de Lulu Castagnette ! Eveillez-vous, il est tard, l’heure du Jugement est proche…La vie est une fête immense et vous vous prosternez devant des idoles ridicules ! Il y avait de la majesté dans le Veau d’Or, mais franchement ! Lulu Castagnette ! ».
Les badauds étaient figés et ceux qui étaient près de lui commençaient à réagir. Certains avaient peur. Cet énergumène avait peut-être planqué une bombe dans le magasin…On en voit de drôles, aujourd’hui vous savez ? D’autres, rares, l’écoutaient gravement. Les plus nombreux rigolaient doucement, ce qui eut le don de l’énerver.
« Vous êtes morts mais vous ne le savez pas. Riches, célèbres, puissants, il ne restera rien de vous. En vérité je vous le dis, la vie du plus important d’entre vous n’a pas plus de valeur que celle d’un des innombrables asticots qui boufferont sa panse pourrie. Ramassis de porcs repus, siliconés, liposucés et amputés de l’âme ! ».
Les tronches devinrent franchement hostiles. S’il ne se calmait pas, tout irait encore de travers. Il adoucit le ton :
« Eveillez -vous et chantez, le millénium s’ouvrira dans l’illumination de l’unité retrouvée. Entrez dans la musique du monde, jouissez d’être en l’Eternel, il est encore temps, je suis venu vous sauver. Voyez et écoutez, je vais vous aider ! ».
Il posa son micro sur un rayon de caleçons à fleurs. Le magasin était figé dans une attente silencieuse et inquiète. Trois gaillards aux larges épaules, vêtus de costumes sombres, s’approchaient du trublion, fluides, rapides et silencieux comme des reptiles.
Un bruit bizarre parvint du rez-de-chaussée. Un cliquetis impressionnant accompagné de cris de surprise et d’exclamations diverses. La plupart des clients se précipitèrent vers les rambardes pour savoir ce qui se passait en bas.
Le spectacle était curieux. Les machines des caissières semblaient prises de folie et crépitaient, frénétiques et inarrêtables. Les employées avaient jailli de leurs sièges et se mettaient à distance respectable, sans parvenir à quitter des yeux les rubans de papier qui jaillissaient à flot continu.
« Des zéros ! Elles n’impriment que des zéros ! ».
La cadence accélérait encore, le bruit devenait sifflement strident et les machines explosèrent avec un bel ensemble dans un festival de flammèches, de courts-circuits, d’étincelles, d’arcs électriques et en projetant une fumée noire et âcre.
Cette fois, la fuite des caissières fut générale et éperdue.
Après une courte hésitation, la réaction du public fut unanime. Jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants, riches et pauvres, se jetèrent sur tout ce qui leur tombait sous la main, attendant d’être chargés au-delà du raisonnable pour se précipiter vers la sortie. Le plus fantastique pillage qui se soit jamais produit dans un grand magasin parisien. Isha, écœuré, sonné, fut bousculé par un grand-père élégamment vêtu qui s’efforçait d’emporter une bonne dizaine de consoles dont l'empilement lui bouchait la vue.
Ce fut juste avant que les trois gaillards en costume sombre lui mettent la main au collet. Il se laissa entraîner sans résistance, la non-violence étant pour lui une règle intangible. Tom, impuissant, le vit partir, accablé, vaincu.
Après une rapide consultation de son dossier, un petit magistrat qu’on avait sorti précipitamment d’un spectacle de Mylène Farmer l’estima irresponsable et décida de le confier à un hôpital psychiatrique.
Là, Isha faillit renoncer. Il était au « cœur des ténèbres », aspiré par la nuit glacée de l’Enfer. La tentation était pressante de laisser ce ramassis de crétins à son triste sort. Plus il laissait parler son cœur et son âme, plus il s’enfonçait aux yeux de ses interlocuteurs en blouse blanche. Il était enfin confronté à ces fameux « psy » et comprenait mieux.
Ces hommes qui prétendaient soigner la folie des hommes étaient les plus atteints d’entre eux . Il était même obligatoire de s’être fait soigner pour devenir « psychanalyste. » Ils niaient l’existence de Dieu avec une arrogance stupide qui semblait ne surprendre personne. Le plus niais des Papous serait mort de rire ! Ils fabriquaient l’homme NORMAL. Celui qui vivait, le pauvre fou, pour satisfaire son appétit de richesses et de sexe. D’ailleurs, pour soigner les malades, ils devaient (malheureusement, bien à contre-cœur) se faire payer très cher. Personne ne songeait à leur botter les fesses !
Il savait maintenant pourquoi ceux d’ici allongeaient des tronches grises, tristes, fermées, désespérées, du matin au soir.
Trois mois furent nécessaires à Yahia, Mariam et aux potes pour le sortir de là. Ils tentèrent tout, les menaces, les supplications, la flatterie, le harcèlement téléphonique, rien n’y fit. Exaspérée, Mado demanda alors un rendez-vous à titre personnel au chef du service psy. Un sexagénaire gras, riche et prétentieux. Elle ne raconta rien de cette entrevue (si : « Je le tiens par les roubignolles, ce bouffon », confidence faite à Jeannot qui lui faisait part de ses doutes). Trois jours plus tard, Isha était libre.
L’histoire ne passa pas inaperçue. Sans faire d’Isha un « pipole », l’accumulation de ses exploits lui avait procuré une petite notoriété. Il lui arrivait d’être invité par un animateur de télévision désireux d’agrémenter son plateau d’une présence exotique et originale. Il comptait là-dessus pour que son horizon se débouche à l’occasion et qu’il puisse, enfin, annoncer l’avènement du Royaume. Sans se faire trop d’illusions quand même…
Mais c’est pour cela qu’il poireautait devant cette porte capitonnée.
Hé ! La lampe venait de passer au vert. Enfin !
Il entendit le déverrouillage automatique, poussa et entra.
Quatre femmes l’attendaient dans le studio. Leurs regards…oh ces regards ! Mélange savant et précis de perfidie, d’amusement et de mépris. L’une d’elles lui fit signe de s’asseoir derrière un micro et lança l’émission.
« Vous êtes sur Europe1. Aujourd’hui, Ariane Massenet et ses Pipelettes reçoivent Isha, le nouveau…euh…Messie ! ».
Il enfouit son visage dans ses mains, se pinça le haut du nez, se massa vigoureusement les globes oculaires et seuls les auditeurs dotés d’une ouïe exceptionnellement fine l’entendirent murmurer :
« Eloï, Eloï, lama sabachtani ».
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON