Recharger les batteries
Les belles vacances que voilà.
Toute l'année, ils en ont rêvé, toute l'année, ils les ont espérées et voilà enfin, au terme d'un dur labeur dans des conditions climatiques vraiment délicates, ils peuvent enfin partir pour leurs congés estivaux. Ils n'ont pas souhaité participer à la grande vague des départs vers le grand Sud. Ils craignaient les trop fortes chaleurs et l'afflux des touristes sur des plages aussi surchargées que surchauffées.
Ils ont porté leur dévolu sur un petit coin tranquille à l'écart des lignes SNCF qui comme chacun sait, n'aiment pas se perdre dans la campagne profonde. Ils voulaient la tranquillité, ils l'auront pour peu qu'ils parviennent à leur petit havre de paix et de sérénité : une vieille bâtisse de famille, oubliée depuis de longues années. Pour cela, ils n'ont guère le choix, le maillage du territoire étant ce qu'il est, il leur faudra s'y rendre en automobile en prenant bien garde de suivre les conseils de Bison futé et de leur GPS.
Seul souci de taille, c'est en voiture électrique qu'ils devront effectuer le long trajet puisque l'approvisionnement en carburant a cessé depuis quelque temps. Leur vieille auto polluante restera au garage où elle achèvera son existence sans trouver le moindre acheteur. Les casses n'en veulent plus du reste puisqu'il n'y a plus d'argent à gagner dans le recyclage de ces témoins d'un passé révolu.
Ce bel SUV qui fut un achat de folie va désormais servir de cabane pour les petits enfants, achevant son existence au milieu d'une pelouse qui au fil des années de disette a laissé place à un potager de survie. Il fut même longtemps question d'en faire un poulailler ; nécessité oblige mais les volailles ne se plurent pas dans cet habitacle, préférant un abri plus rudimentaire en bois.
Ils s'y prirent juste à temps pour louer un véhicule. Ils n'eurent d'ailleurs pas droit au chapitre, prenant le dernier modèle disponible à la location, une voiture électrique de première génération. Ils ne savaient pas à quel péril ils allaient s'exposer. Mais qu'importe les désagréments, l'essentiel pour eux était de recharger les batteries dans une de nos belles et lointaines provinces françaises.
Le jour prévu pour le départ, ils connurent un premier désagrément. Le loueur n'avait pas eu l'opportunité de faire le plein d'électricité. Entre les différentes coupures, les heures de restriction et les jours de carence, il avait tout juste eu le temps de gonfler à bloc les nouveaux modèles. Cette dernière auto était restée en carafe, ils devraient revenir le lendemain et ainsi éviter les bouchons.
Le lendemain, rien n'avait évolué. Des incidents graves dans diverses centrales avaient occasionné une panne générale. Le pays entier était aux arrêts, la fée électricité broyant du noir. La situation mit trois jours à se rétablir. Ils purent enfin récupérer leur engin, les batteries bonnes pour le service.
Ils se lancèrent dans un flot ininterrompu de véhicules qui avaient connu les mêmes désagréments. La circulation, loin d'être fluide, mit à rude épreuve la résistance de la vieille réserve électrique. Bien avant les prévisions affichées par le loueur et le constructeur, un voyant s'alluma pour réclamer une pause prise.
Si la chose semble simple en apparence, elle l'est beaucoup moins en réalité. Les bornes étaient totalement débordées. Des véhicules battaient du pneumatique dans des files d'attente interminables. Les voitures passaient au compte goute en dépit des promesses des autorités nucléaires. Le réseau ne pouvant absorber cet afflux de demande, l'intensité venait à manquer quand ce n'était pas le jus lui-même.
Curieusement et en dépit de la situation, il y avait de l'électricité dans l'air. Les esclandres n'étaient pas rares entre automobilistes irascibles et à l'arrêt. Venant aux nouvelles après un long trajet à pied, nos amis apprirent que certains étaient là depuis plus d'une semaine. Ils en conclurent qu'il leur faudrait ce même délai pour recharger leur batterie. Ils retournèrent à leur voiture afin d'organiser au mieux ce séjour forcé sur une route bitumée.
Le temps leur sembla interminable d'autant plus que la batterie totalement à plat, ils étaient privés de recharge pour leurs téléphones, tablettes et autres passe-temps numériques si commodes dans pareils cas. Entre-eux, la tension se fit plus palpable tandis qu'avec leurs voisins de naufrage, le courant ne passait plus du tout.
Ils furent contraints, comme tous leurs compagnons d'infortune, de pousser leur voiture, de sauts de puce en saut de puce, dans une progression aussi lente qu'interminable. Les nerfs à vifs ou en pelote, ils regardaient excédés, passer des voitures qui avaient installé des gazogènes sur leur toit. Les vieilles recettes ont parfois du bon.
Après sept jours durant lesquels ils passèrent par tous les états psychologiques, ils atteignirent enfin une borne. L'attente avait été si longue qu'ils se prosternèrent devant cette prise miraculeuse qui enfin leur tendait son câble. Ils branchèrent leur engin quand un voyant sur l'appareil annonça une nouvelle rupture d'approvisionnement. C'était à pleurer de rage.
Dans le même instant, un orage d'une violence comme cela devenait de plus en plus fréquent se déclencha. Voir ainsi toute cette électricité naturelle sans pouvoir en profiter relevait du supplice de Tantale. Ils remarquèrent que quelques bricoleurs de génie dans l'immense file d'attente en profitèrent pour déployer des capteurs d'éclairs afin de recharger leurs véhicules. Ils virent surgir dans l'instant la brigade spécialisée qui traquait ce genre de combine prohibée qui naturellement ne rapportait aucun sou à l'État.
L'orage fit hélas tant de dégâts : c'était une véritable tempête tropicale comme il en advenait si souvent désormais, que bien vite les secours se mirent en branle. Ils apprirent peu de temps après, par le bouche à oreille, ultime moyen d'information quand toutes les piles et batteries sont à plat, que leur station venait d’être réquisitionnée par le plan Orsec.
Ce fut quatre nouveaux jours d'attente et de piétinement, de recherche désespérée de ravitaillement alentour, de marches interminables pour trouver un peu d'eau et plus rare encore, un petit morceau de pain. Depuis que la baguette et le camembert étaient classées au patrimoine mondial de l'Humanité, il n'y avait plus moyen d'en trouver.
C'est quinze jours après la date initialement prévue pour leur départ qu'ils purent enfin accéder à la recharge miraculeuse. Entre temps, les prix de l'électricité s'étaient envolés. Ils constatèrent amèrement qu'ils auraient tout juste de quoi faire le plein et rentrer chez eux. Ils firent demi-tour, les batteries rechargées, pour rentrer totalement épuisés.
Ils profitèrent de leur dernière semaine de congé pour récupérer enfin de leurs vacances. Ils n'eurent même pas la satisfaction de raconter leur périple sur les réseaux sociaux. Ceux-ci, eux aussi, étaient tombés en rideau, faute de jus. Le tout électrique cher à nos gouvernants, venait de péter les plombs. La rumeur évoquait même un incident nucléaire majeur sans que quiconque puisse en savoir plus. Sans électricité du reste, il n'y plus moyen de savoir ni de survivre.
Ils se dirent qu'ils étaient grand temps de tout laisser tomber. Ils ressortirent leur ancestral équipement de randonneur, remplirent les sacs à dos, transformèrent un vieux landau en charrette à bras qu'ils chargèrent de tout ce qu'ils purent entasser pour survivre dans ce monde de folie et partirent à pied s'installer définitivement dans la très lointaine, fort ancestrale et certainement bienveillante demeure familiale.
À contre-voie
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