Rester sur sa faim
Les étoiles seulement plein les yeux.
Nombreuses sont les occasions pour lesquelles les petits plats sont si bien agencés dans les grands que le convive se persuade qu'il sera à la fête, que non content de se satisfaire de la vue, il célébrera aussi le régal de ses papilles. L'assiette prend alors des allures de tableau abstrait, composant un savant mélange de teintes et de nuances, de formes et de substances.
L'assiette du reste se prend elle aussi pour une œuvre d'art, elle s'émancipe d'une rotondité bien trop banale pour aller explorer toutes les subtilités de la géométrie tandis qu'elle tourne le dos résolument à la faïence ou à l'art ancestral du potier pour faire étalage de toute la diversité de la matière. Tout est bon pour y glisser un met d'exception à l'exclusion sans doute du cochon qui fait la tête dans pareil univers graphique.
Les nuances ne sont pas que visuelles. Il convient aussi que les effluves soient à la hauteur de la palette. Quitte à jouer les rapprochements improbables, le maître queue propose un mélange subtil digne d'un parfumeur. Pour corser son effet, il n'hésitera pas à user d'astuces en ajoutant des adjuvants et autres sauces plus ou moins exotiques. La cuisine relevant alors de l'alchimie.
Les épices doivent être visibles, elles tiendront leur rang mais aussi leur place dans ce merveilleux décorum. Elles parsèment, elles pimentent, elles soulignent, elles se répandent et s'insinuent partout telles des paillettes à l'instar du sel qui doit être cristallin, en paillettes, en fleurs ou en blocs qui viennent de toutes les parties du monde.
Ne pensez cependant pas que le plat a atteint son paroxysme et qu'il n'est plus rien à ajouter pour parachever ce chef d'œuvre. Vous feriez grave et grande erreur. La carte viendra alors parachever le miracle en déroulant un nom long comme un jour sans pain, une véritable phrase nominale relevant plus de la poésie que de l'information explicite.
Le serveur a du reste bien du souci pour ingérer le tout. Il doit s'y reprendre à plusieurs fois pour se faire comprendre tant les assonances et les dissonances ne sont pas que dans l'assiette. Si par hasard, on exigeait de lui des explications, il aurait bien du mal à dire en peu de mots ce qu'a voulu créer un chef, devenu architecte culinaire.
C'est sans doute pour respecter le souci de proposer une structure à l'abri des secousses sismiques, des flatulences ou de l'aérophagie que la quantité est inversement proportionnelle au tarif de la susdite création gastronomique. Dans pareille situation, seule une dent creuse peut être comblée par ce plat qu'il est préférable d'avoir en photo plutôt qu'à table.
Le bol alimentaire réduit à la portion congrue, les calories s'inclinant pour laisser toute la place aux effluves et aux nuances, le plat laissera le gourmand sur sa faim, l'esthète sur ses impressions sensitives sans trouver matière à satiété. Assez curieusement dans pareil cas, les légumes ne sont jamais présents pour leur dimension roborative, ils n'apportent qu'une touche esthétique qui n'en met même pas plein les yeux.
Pour ajouter à la frustration, ce qui fut jadis la part du lion dans l'alimentation de nos devanciers : le pain, participe lui aussi à la réduction drastique des quantités. Plus le décorum sera assuré pour le servir, plus il prendra des formes complexes, offrant même un choix dans la diversité des ingrédients, se plaira à se faire rare, à jouer de la ronde famélique ou de la boule plus proche de la bille que de la miche.
Quant à réclamer une autre tranche, une autre part, il vous faudra faire preuve de patience ou de promptitude lors du passage furtif d'un serveur sentant venir la quémande. Ce dernier sera plus efficace si une bouteille se vide. Cette cuisine-là est du reste parfaitement en adéquation avec les exigences de modération tout en s'en prenant de manière éhontée à votre portefeuille. C'est ainsi que la gastronomie française relève du patrimoine. Mais lequel ?
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