Si j’étais né en Mai
Mai 2027
Je suis né en mai 2007, dans un vieil appartement d’une cité de Blézeau les Travers. Mon père était tôlier, ma mère tôlière, mon père chez Peunault, ma mère d’un triste rade en banlieue. Le jour de ma naissance nous étions deux à marquer l’histoire, moi celle de ma famille, Ducroupion celle de notre pays.
Dès mes trois ans, après les tests obligatoires pour joindre notre école publique, je fus détecté comme Mahatma (1), les services socio judiciaires me dirigèrent vers un centre pédo-psychiatrique d’état afin de me redréssocialiser, mes parents durent faire quelques sacrifices et se priver du petit pavillon rêvé.
Le centre auquel j’étais destiné se trouvait à Grominec, deux cents kilomètres au nord de Blézeau, et mes parents travaillant sept jours sur sept et tôt le matin ne me rendaient que rarement visite, visite possible uniquement les dimanches chômés conformément aux nouvelles directives. Ma vie était sans gloire, quelques septuagénaires, jeunes retraités de l’administration et perclus d’arthrose, venaient nous enseigner les rudiments du savoir pratique, planter un clou, peindre un mur, coudre une boutonnière ou cuire un oeuf, le reste du temps était alloué aux neuropracticiens qui exigeaient notre totale soumission aux repérages criminogènes. A huit ans je fus déclaré Aspic (2), seuls la lecture, l’écriture, les mathématiques de base et l’anglais devaient m’être inculqués, je n’avais droit qu’au secteur quatre de la bibliothèque et aux chaînes télévisuelles de détente. A dix ans, muni de mon Crepe (3), j’intégrais le collège Grignotin de Blézeau, section Canard (4).
Un collègue de mon père me prêtait parfois quelques livres défraîchis, l’odeur de poussière, les couvertures fanées me noyaient d’un bonheur sans limite, tourner les pages froissées me procurait un plaisir voluptueux, mes yeux virevoltaient d’un mot à l’autre nourrissant mon esprit de visions idylliques. Je lisais enfin, comprenais, assimilais et dorlotais les phrases, les virgules et les points. A mon douzième noël une terrible nouvelle vint ternir cette plénitude naissante : Peunault licenciait, la sombre charrette du chômage emportait mon père et son collègue, les livres devinrent rares, la nourriture aussi. Nous n’entendions parler que de crise, de larmes et de finance, la télé nous abreuvait d’arrestations, de terrorisme, de réformes, j’en venais à croire que tout réformiste était dangereux, mon père me rassurait en me narrant 2009 et le grand cataclysme. Les jours s’égrenaient à l’ombre de la misère, ma mère travaillait moins, mon père buvait plus, quand un matin aux premiers rayons neigeux, la porte fut heurtée de façon cavalière et vociférante, cinq hommes, képis et matraques en avant, pénétrèrent notre minable salon, j’avais un peu honte et des menottes aux poignets, ils m’emmenèrent, mon père aussi. Nous fumes assemblés à quelques endormis dans une cage glaciale, le collègue de mon père bleuissait un coin, fantomatique, l’oeil torve et la pommette sanglante ; je m’endormis.
- Douze ans, vous avez douze ans - me réveilla une voix tonitruante, un aigle me toisait de sa robe noire, - passible des assises, de dix ans de réclusion, c’est un crime, une atteinte à l’état - répétait le rapace, rares cheveux blancs encadrant un crâne luisant. Mon père s’approcha, questionna, l’avocat, indigné de notre ignorance, relata l’enquête qui nous avait jeté dans ces geôles. - Lecture de livres subversifs, association de malfaiteurs en relation avec le terrorisme international, vous êtes bons pour Galapiat je ne pourrai rien pour vous, votre ami a tout avoué - dit-il en se tournant vers la tache bleue recroquevillée sur le banc.
Nous sommes en 2027, demain j’aurai vingt ans, Ducroupion sera sans doute réélu pour la cinquième fois, le mois dernier le syndicat unique a été interdit pour malversations, l’autodafé a été ré institutionnalisé pour crime de sang, la loi F451 qui nous condamna en 2019 a été étendue à toute lecture amorale, blasphématoire ou irrespectueuse du code 1984. Huit ans, j’ai passé huit ans à Galapiat, je vais sans doute être transféré à l’Ile de Sol où se trouve mon père, il est très malade selon les dires de ma mère, elle a beaucoup vieilli et va voûtée du poids de nos crimes. Dix ans encore avant la Judée (5) qui statuera sur ma remise en liberté cyberépiée, sinon ce sera le PCP (6) à vie.
Je ne tiendrai pas, maudits soient l’encre, les écrivains et leur plume.
_1* Modèle atrabilaire hautement asocial à tendance meurtrière aigue
_2* Asocial supérieur permanent à incapacité culturelle
_3* Certificat de réadaptation aux études primaires épurées
_4* Cours d’adaptation aux nouveaux arts de la restauration diurne
_5* Juridiction décisionnaire
_6* Pénitencier comportemental et psychiatrique
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