Géométrie du couple
J’aime énormément ce « Baiser » byzantinement orfévré en 1907 par Gustav Klimt. Se détachant sur une poussière d’étoiles, posés sur un tapis de fleurs, enveloppés dans une houppelande d’or gonflée telle la bulle protectrice de leur tendresse, collant étroitement leurs rectangles et leurs ronds, un homme et une femme archétypaux s’étreignent, toute douceur bue. Son visage à elle est offert et serein comme celui d’une idole, laissant à ses mains et ses doigts délicats le soin de se cambrer pour parler de son bonheur. Son visage à lui, en un raccourci magistral, montre que les angles et arêtes mâles dont il est composé s’accommodent le mieux du monde avec une toison d’agneau noir emperlée de gentianes. Ce tableau me parle de ce qu’il y a en même temps de plus difficile et de plus réjouissant à faire au monde : un couple. Pas un couple postiche, pas un couple protocolaire, ni un couple cannibale. Un couple amoureux, heureux, ataraxique en somme.
La tâche est souvent rude : les rectangles et les ronds ne sont pas toujours faits pour s’entendre. Les rectangles piquent, égratignent de leurs pointes, et du fait de leur conformation, donnent souvent l’impression d’avancer aussi aisément que des roues carrées : la charrette en est toute secouée, mais continue cahin-caha sa progression têtue. Les ronds glissent et enveloppent aisément, se gonflent tant qu’ils peuvent, mais au risque de crever parfois comme des cloques... Forcément, le rond que je suis ne peut que s’interroger sur l’étrange structure du rectangle, et estimer qu’il y a toujours au moins un angle qui gagnerait à être raboté : trop égocentrique, trop infantile, trop cyclothymique, trop irascible, trop lâche, trop machiste, trop volage, ou trop formaliste, cela dépend des rectangles - à la malchanceuse qui tomberait sur un spécimen doté de tous ces éléments à la fois, il est conseillé, à moins d’être éventuellement dotée de la patience multimillénaire d’une déesse-mère, de le rapporter au magasin...
Le volage « traînant tous les cœurs après soi », comme le décrit Phèdre, lorsqu’il est dangereusement doublé d’un égocentrique, fait par exemple un drôle d’oiseau. Michel Onfray, dans le premier tome de son Journal hédoniste (« Le Désir d’être un volcan »), confie être de cette espèce. Après avoir détaillé, d’une plume joliment imagée mais volontiers caricaturale, les modèles de femmes qu’il a pratiqués, il explique que toujours, au retour des « pérégrinations » qui l’ont fait « aborder des contrées hospitalières ou sinistres, séduisantes ou désespérantes », « une Pénélope fut là qui jamais ne jugea, jamais ne méprisa, toujours tissa sa toile en attendant que je revienne au port, mouillé, trempé, fourbu. » Il ne peut ainsi éviter « la malédiction et la damnation qu’avec la certitude qu’au retour des mers déchaînées, des vagues prêtes à le submerger, Pénélope sera là. Et qu’au fond noir et humide de la tombe c’est avec elle et avec nulle autre qu’il voudra partager l’éternité. Bien sûr », conclue-t-il, vaguement scrupuleux, « tout cela n’est pas sans cruauté ni sans indélicatesse pour qui patiente au port, mais nul homme n’a choisi l’errance, pas plus la souffrance. Il est tout juste choisi par elle. D’où sur ce point mon intraitable mélancolie »... Quelle tragédie ! Voyez donc ce pauvre pèlerin, « choisi » par l’infidélité, obligé par quelque maléfice de s’y conformer, qui « souffre » tant de s’ébattre avec toutes dames et damoiselles à sa convenance puis de rentrer se mettre les pieds au chaud sur le ventre de sa bonne Pénélope, à qui il aura causé bien du chagrin, ma foi, mais enfin que vaut la souffrance de la femme trompée face à celle d’un priapique philosophe ? Chanceuse doit-elle encore s’estimer, puisque c’est à elle qu’il abandonnera définitivement, pour son personnel usage, son corps disputé, mais seulement lorsqu’il sera inutilisable et rongé aux asticots - il n’y a pas de raison de ne pas en profiter jusqu’au bout... On rêve qu’un jour la Pénélope de ce mélancolique séducteur, penseur antilibéral mais bourgeois domestique hypocrite, lui claque sa toile à la figure et l’envoie moisir tout seul pour l’éternité... Moi, un rectangle comme ça, j’avoue que je l’éparpillerais bien en confettis façon puzzle...
Heureusement pour notre équilibre mental, tous ne sont pas aussi navrants. Certains ne jurent que par les sentiments qu’ils nous vouent, et ne mettent pas flamberge au vent devant une chair, fut-elle plus fraîche que la nôtre, ne portant pas notre odeur sui generis. Pour perfectionner la figure, on aimerait, outre épointer certains angles, les doter a contrario d’une ou deux bosses supplémentaires : par exemple, gonfler leur production hormonale d’empathie pour leur permettre de mieux appréhender l’effet que leurs paroles ou leurs actes ont sur autrui. Mais la rotondité reste féminine ; il y a des petites choses quotidiennes que les rectangles ne sauront jamais faire, donc autant en prendre courageusement son parti : en vrac, disposer correctement la serviette mouillée sur le radiateur prévu à cet usage, refermer les placards et les boîtes de café, laisser les WC dans le même état où ils les ont trouvés, effectuer leurs 50% de tâches ménagères sans bougonner, se réveiller affable d’une sieste postprandiale, ou traduire en langage articulé leurs émois et angoisses intérieurs... Broutilles, évidemment, que certains savent amplement compenser. Celui qui est capable de pleurer des pétales de rose lorsqu’il a quelque chose à se faire pardonner est digne de notre amour...
Ah, l’amour, la jolie bête aux yeux fiévreux. C’est bien pour lui installer une tanière agréable qu’on fait couple, non ?... Amour, quand tu nous tiens... tout le reste se fait la malle, aurais-je envie de dire si je me laissais aller à quelque ironie. Je n’aurais pas forcément tort, si j’en crois Alain de Botton (« Petite philosophie de l’amour ») : « l’amour devrait s’apprécier sans que l’on tombe dans un optimisme ou un pessimisme dogmatiques, sans que l’on en vienne à bâtir toute une philosophie sur nos propres craintes ou une éthique sur nos propres déceptions. L’amour est là pour fournir à l’esprit analytique une certaine humilité et le convaincre que, quelque effort qu’il puisse faire pour atteindre des certitudes immuables, [...] l’analyse est toujours entachée d’erreurs - et donc toujours aux confins de l’ironie. » L’amour, réfractaire aux tentatives de conceptualisation, se laisse difficilement ferrer par la pensée rationnelle ; la philosophie, frustrée, le traite donc plutôt durement, le coiffant d’un bonnet d’illusion ou de stratégie sociale. « Aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités », soupçonne Pascal (« Pensées »). Qu’il me soit permis d’introduire un léger doute : si Blaise avait raison, les salauds ne vaudraient pas un pet de lapin et se verraient systématiquement dédaignés ; chacun - surtout chacune - sait pourtant que ce n’est pas le cas... Le débinage s’aggrave avec un Rousseau misogyne : « le moral de l’amour est un sentiment factice ; né de l’usage de la société, et célébré par les femmes avec beaucoup d’habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre dominant le sexe qui devrait obéir » (« Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes »). Les sciences, de leur côté, le réduisent aux modifications subtiles de la chimie du cerveau, à un avantage sélectif et à l’instinct reproductif de l’espèce... Rien de bien folichon.
Mais l’amour n’est pas chien : il pardonne volontiers à tous les entrepreneurs en dénigrement, étant donné qu’après plusieurs millénaires d’usage intensif, on n’a encore rien trouvé de mieux comme agrément existentiel. L’amour peut donc revêtir le statut d’une singularité de plein droit. Certes, il lui arrive de se dissoudre, se déchirer, tomber en cendres, et le temps qu’il prend alors pour mourir tout à fait est douleur et lacération. Mais le couple qui prend soin de son amour a cependant compris qu’il s’offrait pour le moins une bonne grosse tranche d’enchantement du monde. A cette fin, j’ai moi aussi adopté un rectangle. Et lorsqu’il me donne un baiser de Klimt, j’ai l’impression que lui se bombant, et moi m’étirant, on tend à épouser la forme de l’autre...
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