L’auto-stoppeuse
Petite chronique automobile des transports douteux et non autorisés. Frissons exotiques et furtifs sur fond de bitume brûlant. A l’heure estivale où beaucoup se tournent les pouces, d’autres le lèvent. En route pour de nouvelles aventures. On the road again, again.
Aussi vrai que je m’appelle Emilio, tout ça, c’est arrivé parce qu’il faisait trop chaud et que ma femme était partie avec les gamines chez sa belle-mère.
Trop chaud, c’est ce qui m’a fait laisser les vitres ouvertes. Trop seul, c’est ce qui m’a enlevé ma lucidité.
Je suis VRP en pâtes Baroni. La rolls des farfalle. Le joyau des linguine.
Je roule beaucoup. J’étais sur la Nationale 7, il faisait beau, le père Bevilacqua chantait Lita, avec ses mélopées pas croyables, mi rauques mi-cristallines. Le piano sonnait clair, les cordes étaient soyeuses, le synthé déroulait ses volutes. Bref, c’était un jour comme ça où un athée pourrait se prendre à croire en Dieu.
Dans les sorties de villages, il y avait naturellement des auto-stoppeurs. Et des stoppeuses. Le plus souvent avec un stoppeur caché derrière un arbre, le sac à dos énorme, la barbe de huit jours et les pieds odoriférants, prêt à bondir si un naïf s’arrêtait pour charger la donzelle servant d’appât.
Pas de ça, Lucette. Il est pas né celui qui m’embrouillera. Je suis pas VRP pour rien.
Quoique. Quand même, deux kilomètres plus loin, j’ai eu une vision rare : une blondinette accorte, fraîche encore, la croupe tendue dans un short de jean prêt à craquer, et le pouce levé. Une vision qui n’atteint l’automobiliste esseulé que de façon décennale, autant le dire tout de suite.
Un rapide coup d’œil aux alentours pour discerner un éventuel moustachu planqué, ou un possible fourgon signalant une professionnelle.
Mais rien. Que des vignes à perte de vue et cette poupée quasi Barbie déposée en plein juillet par le Père Noël des automobilistes, des poor lonesome drivers.
Iveta, elle s’appelait. Elle était lettone, apparemment, ou ukrainienne, ou Belarusse, aujourd’hui encore, je ne sais toujours pas. Elle parlait surtout par signes et par grognements doux , disait qu’elle allait à Nice, et pour commencer vers Lyon. Mais qu’elle n’avait pas d’argent, et tenait absolument à me dédommager pour tout ce dérangement.
Ca paraissait vaguement étrange, un rien trop beau pour être vrai, mais mon cerveau patinait dans la chaleur et ses vapeurs.
On s’est arrêté un peu plus loin, sur un chemin viticole de ce Beaujolais tout ensoleillé.
C’est à ce moment là que j’ai eu une pensée citoyenne, quasi politique. Si, si. Vous vous souvenez de Michel Rocard ? Quand on lui a demandé dans une émission télévisée où il s’était égaré, si "sucer, c’était tromper". Il avait dit non, le pauvre. Et tout le monde avait rigolé.
J’en étais là, quand Iveta a tranché le noeud gordien de mes réflexions moralo-métaphysiques.
Le truc s’était ouvert tout seul, apparemment : on n’est jamais à l’abri d’un incident.
C’était une appliquée, Iveta, "une bonne travailleuse sans parlotte", selon le mot de Brel.
Bien sûr, on peut toujours essayer de lutter, mais quand la mer monte, c’est comme faire un château de sable, la houle emporte tout.
Elle s’est habilement hissée entre le siège baquet et le volant, et je craignais un instant un déclenchement intempestif du klaxon, mais très vite, je n’ai plus pensé à rien.
De la position où j’étais, j’avais dans mon champ de vision, outre quelques courbes sympathiques, Km/h, Tr/mn , Air Bag , Oil, Temp, et puis plus rien. Je guettais l’éclair blanc de la petite mort, celui qui remet tous les compteurs à zéro, et c’est un éclair rouge qui m’a balayé le cerveau et l’occiput. Un méchant coup de crosse à la tête, balancé d’on ne sait où. J’ai quand même entendu Iveta dire quelque chose comme "Bolchoï caracho", et aussi "Davai, davai, Serguei". Donc je pense qu’il s’appelait Serguei, le bougre, et qu’il était drôlement silencieux et rapide pour surgir comme ça des vignes, sans crier ni train ni gare.
Un garçon peut-être pas franchement antipathique, puisqu’on n’a pas été réellement présenté, mais quand même rude et vif sur l’homme. Je l’ai remarqué, pendant qu’il me traînait hors de la voiture.
Et j’ai vu partir ma belle Alfa noire sans son Roméo. Dans le beau bruit métallique du V6. Un joli coup, classique mais bien organisé. Faut quand même être beau joueur quand on a perdu.
J’ai dû faire du stop. Et j’ai attendu longtemps.
Finalement, c’est une institutrice à la retraite qui m’a ramassé dans son tas de boue à roulettes. Elle voulait absolument que je lui raconte mon histoire, mais moi, les histoires, je sais pas les raconter. Et puis j’avais mal au crâne. Et puis j’avais plus de voiture. Ni de carte Visa. Autant dire que j’étais plus rien. Pourtant, j’ai vu dans ses yeux que l’histoire l’avait émoustillée et que l’été lui avait elle aussi salement cogné la tête. Un instant, j’ai craint le coup de la panne. Mais non, le panneau "Bourg-en-Bresse" m’a sauvé, comme le gong pour le boxeur épuisé.
Une chose que j’ai apprise : ce n’est pas parce que vous croyez avoir eu votre compte que vous en avez fini. Ne vous étonnez surtout pas de devoir repasser à la caisse, et vite encore.
C’est ce qui m’est arrivé six jours plus tard. J’avais certes perdu mon destrier, que je retrouverai sans doute bientôt carbonisé, comme mon couple. Mais aussi il lui venait comme des chaudes lances, au preux chevalier, si vous voyez ce que je veux dire.
Des docteurs, je n’en connais que deux. Un que le Conseil de l’Ordre a exilé à Nairobi, suite à des ordonnances pas très claires de vulve de truie qu’il avait faites un soir de grande déprime. Un sage, mi-Ying, mi-Yang, mais un peu loin pour une consultation. Il m’a tout de même faxé un mot de reproches, pour me dire que j’aurais dû me contenter d’une fellation citoyenne. Et que j’étais encore bien chanceux de ne pas avoir ramassé des tarzanelli.
J’étais pas plus avancé.
J’ai tenté Dancharr, un retraité qui fait encore des décoctions à l’ancienne avec les herbes de sa campagne. Mais non, rien à faire, il voulait me faire relire le Docteur Destouches en guise de traitement.
La féerie serait donc pour une autre fois. J’avais plus qu’à passer d’un château l’autre.
Crimes et châtiments.
L’été, c’est meurtrier pour les illusions.
On the road again, again.
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