Profession : exhumeur d’idoles
On ne va pas y échapper : voilà qu’arrive le 11 mars, et la Claudefrançoismania va battre son plein, vu que le chanteur aluminisé et à ressorts est mort voici trente ans à ce jour. La journée s’annonce pénible, auditivement et médiatiquement. Ça sera à qui fera dans la surenchère, de TF1 à France 2 en passant par M6 ou France 3, et pourquoi pas Arte, qui fait régulièrement dans la culture homo caricaturale... Claude François étant adulé dans le milieu pour le soin porté à sa personne ou l’usage intensif de traitements divers, type UV ou crèmes de maquillage, sans oublier son attention maladive pour la coupe de ses vêtements, les paillettes et le brushing. Une hystérie cloclodesque va donc envahir la France, autant vous prévenir, il risque d’y voir des dégâts collatéraux.
On peut même s’attendre à une déclaration présidentielle sur le sujet, notre président bien aimé ayant à son répertoire d’iPod - s’il l’utilise encore, car c’était l’une des filles de son ex-femme qui le chargeait - contenant tout ce que la France variéteuse compte de ringards de la chanson. Un domaine où ses ministres ne sont pas en reste, Rachida Dati en tête, qui a avoué, dans son ouvrage autobiographique avoir des goûts, je cite, "de midinette" en la matière.
Claude François, donc, mort il y trente ans, va à nouveau nous casser les oreilles. Le pauvre, il n’y est plus pour grand-chose aujourd’hui. Les jeunes ne l’écoutent plus ou ne l’ont jamais écouté, seuls les gens âgés qui ont fredonné ses chansons ou dragué sur My Way constituent son auditoire actuel. Oui, mais un auditoire rentable, dont le démarchage précis a été pris en compte depuis quelques années par un seul homme, qui a réussi une prouesse remarquable, celle de faire vendre un mort presque aussi bien que de son vivant.
De son vivant déjà, Claude François, avant de se manager lui-même, avait dû une grande partie de son succès au travail de fond de son imprésario, un dénommé Paul Lederman. Le même qui s’occupera plus tard de la carrière de Thierry le Luron puis de... Coluche. A l’époque, Lederman est "le plus jeune imprésario de France". Il conduit Claude François très vite à la gloire, l’impétueux chanteur devenant dès 1967 son propre producteur de disques, suivant l’exemple, quatre ans après, d’Henri Salvador. S’enchaînent les succès, on n’y revient pas, tout le monde les connaît. Comme Salvador, une grande partie de son répertoire est composé de reprises de titres américains, sauf quelques titres dont Comme d’habitude, signé Jacques Revaux, qui deviendra donc My Way et sera chanté par Sinatra ou Presley (et Sid Vicious !).
L’homme est d’un caractère difficile, et son ego démesuré, ce qui lui permet de tenir un rythme de vie endiablé et lui procure quelques déboires en affaires : en fait toutes les sociétés qu’il va créer vont péricliter, faute de management sérieux : les disques Flèche, confiés en 1977 à Carrère, un magazine de type Playboy intitulé Absolu, revendu, un parfum "Eau Noire" à la distribution abandonnée, et au bout du compte... un contrôle fiscal plutôt salé, en 1974. Le fisc le condamne en effet cette année là à huit mois de prison avec sursis, 25 000 F d’amende et 5 000 000 F de remboursement d’impôts en retard. Même chose plus tard pour le magazine Podium, ex-fanzine toulousain, qui ne lui survivra pas. Un magazine racheté par lui à vil prix et devenu rapidement le premier magazine pour les jeunes, dans lequel Claude François entretenait son fan club (dont il était le président) et où il effectuait régulièrement et adroitement des sondages déguisés sur les goûts musicaux ou sur ses costumes de scène ! Du marketing avant l’heure, déguisé en magazine où l’on tutoyait le lecteur pour faire plus jeune. Il se retrouvait aussi contraint un an avant sa disparition de se séparer de 15 personnes sur les 120 qu’il employait au total. A force de tout vouloir régenter seul, Claude François, ce tyran domestique, s’était planté en beauté. Et survient la catastrophe finale. L’artiste, littéralement électrique sur scène, meurt subitement en 1978 dans des circonstances idiotes, en essayant de dévisser une ampoule les deux pieds dans l’eau de sa baignoire. Une lampe fixée sur une applique défectueuse. Il meurt instantanément, électrocuté. Sa carrière n’aura duré que seize ans, mais il a déjà vendu 35 millions de disques. Auparavant, des gens lui ont fait savoir que sa gestion d’entreprise à poigne ne leur plaisait pas : juste avant sa mort, il échappe de peu à un attentat. Sa Mercedes a essuyé plusieurs coups de feu un soir lorsqu’il rentre dans sa propriété de Dannemois, entre Etampes et Fontainebleau. On ne relèvera pas moins de onze impacts de balles dans la carrosserie. A ce jour, on n’a toujours aucune piste sur les commanditaires de ce qui ressemble bel et bien à un règlement de comptes.
Très vite, ses deux fils, Claude François Jr et Marc François, sont appelés à gérer ses affaires, mais s’aperçoivent au bout d’un certain temps qu’elles s’essoufflent. Et c’est là qu’intervient notre homme. En 1992, un ancien attaché de presse de Karen Cheryl (reconvertie Mme Jérôme Bellay, le producteur du C dans l’air sur France 5... et animatrice sous son vrai nom à Europe1) frappe à leur porte, et leur propose de faire autrement : désormais, il faut créer des événements à propos d’un mort, comme s’il s’agissait d’un artiste vivant, leur propose-t-il. Aussitôt dit, aussitôt fait. Bingo ! Le jouet extraordinaire qui vient de se remettre en marche devient vite une véritable... tirelire !!!
Aujourd’hui, c’est donc Fabien Lecœuvre qui s’occupe de la carrière de "Cloclo". Comme s’il était encore de ce monde ou presque. Et, en matière de management, notre homme a du répondant, c’est le moins qu’on puisse dire. Son empire et son emprise évoquent davantage une pieuvre que le vieil ami devenu confident de star, qui n’a pas tellement connu le Cloclo de son vivant (ils se seraient rencontrés 25 fois à peine paraît-il). Et ses méthodes plutôt... particulières. Celle d’un homme qui s’est bombardé tout seul "biographe officiel du chanteur", et qui en rajoute un peu plus chaque jour pour améliorer sa dure condition de manager de cadavre. Rachetant les images par-ci, les vidéos par-là, préparant des remastérisations ou sortant un énième livre "avec des photos inédites". Il a du pain sur la planche, il faut dire, avec les firmes de disques : le catalogue de Claude François se répartit entre Universal pour les disques de 1962 à 1972, Sony-BMG pour 1972-1975..., mais aussi Warner pour 1976-1978 ! Il faut aller à la pêche aux titres et aux inédits et ce n’est donc pas partie facile quand il s’agit de faire un coffret intégral par exemple ! Mais notre croque-mort a su y faire : le 31 décembre 2007, on apprenait que son artiste rémunérateur atteignait les 62 millions de ventes, soit 27 millions de disques de plus depuis sa disparition. Claude François est un mort redevenu hautement rentable. Et son exhumeur un homme fort courtoisé depuis qu’il a presque doublé les scores de son chanteur décédé.
Au point que d’autres artistes, dont certains qui se considéraient comme morts pour la scène, viennent à leur tour frapper à sa porte. Le show-biz en compte pas mal, de ces has-been. Un lot complet, qui a tourné récemment en France sous une dénomination héritée de la télévision, et derrière lequel on retrouve justement notre empailleur de chanteurs des sixties : "Je produis aussi Age tendre et tête de bois, dit Lecœuvre, ’qui joue la même carte nostalgie, je sais donc qu’un certain public donne tout pour revivre ses 15 ans’ ". La musique, on le voit, est loin d’être le critère essentiel de l’histoire. Le tiroir-caisse, en revanche, en attire plus d’un. Dont Patrick Juvet, ancien choriste chez Cloclo, qui les avait traités au départ de "ringards". La troisième saison de la caravane des petits vieux s’annonce donc potentiellement électrique (du 110 volts, ne rêvons pas). L’homme est aujourd’hui plutôt lucide, en particulier sur son alcoolisme avoué. On n’en a pas encore fini avec "La tournée des idoles" ! Des ex "yéyés", un chanteur à paillettes et un étrange exilé américain à la réputation sulfureuse... Michel Polnareff. Sans oublier que le terme "yéyé" avait été "inventé" par le philosophe Edgar Morin... oui, le même dont se targuent aujourd’hui les conseillers élyséens.
Polnareff, un exilé de retour pour qui Lecœuvre n’a plus aujourd’hui que des mots... plutôt acerbes : "Il m’a contacté au printemps 2004. Il voulait rencontrer le type qui gérait la carrière posthume de Cloclo. Après plusieurs retours avortés en 93, 96, 99 et 2002, il était médiatiquement grillé. Les dernières photos de lui qui remontaient à l’époque du Royal Monceau le montraient barbu, obèse et alcoolo... Recrédibiliser le garçon n’avait rien de facile."
Lecœuvre est paradoxal lui aussi, pourtant : il gère la carrière d’un mort, et s’étonne d’être appelé par un zombie du show-biz : "Au début, je n’étais pas convaincu du bien-fondé de son retour. Pour la France, il était un mort-vivant. On se souvenait de sa jeunesse, de sa légende, c’était déjà un mythe au-dessus de la star. Plus concrètement, il n’avait ni tourneur ni maison de disque ni contrat publicitaire, on repartait de zéro". Lecœuvre accepte, flairant le bon coup financier, l’homme pouvant encore vendre selon lui, Claude François dûment refroidi le faisant chaque jour davantage.
Pour le faire mieux "revivre", il va inventer les faux paparazzi. Paris-Match avait montré un Polnareff obèse et quasi aveugle enfermé 801 jours au Royal Montceau à Paris en 1989 pour essayer d’enregistrer un album qui s’avérera être un flop complet. Annie Fargue, son imprésario depuis 1974, une ex-actrice de cinéma et vieille copine de Nadine Trintignant, qui essuie les plâtres des échecs consécutifs, ne sait plus comment faire avec lui pour lui faire faire une tournée ou un album et étaler ses retards de paiements fiscaux. Lecœuvre lui propose de rééditer le coup de l’affiche qui rendu Polnareff célèbre, les fesses à l’air, et de faire en même temps un joli bras d’honneur aux photos dégradantes de 1994 (elles étaient parues quatre ans après l’album). Polnareff a aujourd’hui 63 ans, ça paraît déjà nettement moins accrocheur, mais le chanteur à une nouvelle copine beaucoup plus jeune, une mannequin franco-ivoirienne prénommée Danyellah. C’est elle qu’on voit donc le plus sur les clichés annoncés comme "volés" dans Paris-Match. En réalité, des photos appartenant à Lecœuvre, via son agence Abaca (aux 7 millions de clichés people, une mine aujourd’hui !), qui orchestre leur diffusion minutieusement et quasi scientifiquement. L’effet des clichés est immédiat : ça marche... jusqu’à la tournée du grand retour, où la parano polnareffienne se remet à tourner à fond. Il téléphone sous des faux noms à Lecœuvre, pour tâter l’ambiance du retour... et finit par se fâcher avec lui au prétexte d’une rumeur de l’idylle entre sa nouvelle fiancée et le même Lecœuvre... qui perd tout, juste après avoir tout gagné. Un beau pactole qui s’envole devant ses yeux effarés.
Polnareff rentre donc pour la 5e fois en France en cet été 2007 (c’est un habitué des disparitions fiscales, il a déjà été ruiné par son premier manager !) et commence à répéter pour sa tournée de retour... en faisant savoir à la presse que certains sont interdits de séjour dans son spectacle : Pascal Obispo, Thierry Ardisson, Eddy Mitchell ou Paul de Senneville, l’auteur pourtant de Tous les bateaux, tous les oiseaux... pour des prétextes futiles la plupart du temps, une phrase ou une remarque qui n’a pas plu à sa majesté Polnareff. Paranoïaque invétéré et surtout ici fortement rancunier. Et au milieu, bien entendu, Lecœuvre... qui propose une tout autre explication assez hallucinante à cette black-list d’interdits de séjour : selon lui, ce serait l’œuvre isolée d’Annie Fargue, aujourd’hui âgée de 72 ans, qui lui aurait fait un coup "politique" : "Sa manageuse est épouvantable. Elle appartenait aux jeunesses communistes des années 60 et elle applique des méthodes staliniennes à toute la sphère Polnareff. Je suis aujourd’hui, ’blacklisté’ ”. Lecœuvre ira jusqu’à déposer une plainte pour menaces de mort à l’encontre de Michel Polnareff. Fargue avait produit dans les années 70 des comédies musicales comme Hair, Oh ! Calcutta, ou Jésus-Christ superstar... plutôt babas que crypto-communisantes !
Tout ceci n’explique pas comment un président de la République qu’on peut difficilement taxer d’être crypto-communiste a réussi là où notre gestionnaire de tombeaux a échoué, remarquez. Le 14 juillet, drapé dans un drapeau bleu-blanc-rouge porté en cape, Polnareff entonne un retentissant "Moi je me fous de la société et de sa prétendue moralité" devant un président qui l’applaudit à tout rompre. Le 2 février 2008, le même président lui conférait le titre de chevalier de la Légion d’honneur. L’artiste est déjà reparti depuis longtemps aux Etats-Unis, lesté de 5,71 millions d’euros en poche, le résultat brut de sa tournée. Pour dix concerts à Bercy et seize en province, ça fait... environ 220 000 euros le concert. Dont celui du 14 juillet, le "cadeau" présidentiel aux Français.
A part avoir tenu la grosse caisse pendant son service militaire à Montluçon, Polnareff avait jusqu’ici fort peu énoncé d’élans patriotiques. Un chanteur qui se définissait déjà en 1968 comme essentiellement apolitique : "Je ne suis pas un chanteur de protest songs. C’est ridicule de chanter contre la guerre, quelle soit au Vietnam ou ailleurs, lorsqu’on vit en France"... avouait-il à François Jouffa. Ce qui ne l’empêche pas, lors de son entrée sur scène, d’énoncer un "M. Le président, avec tout mon respect, je vous dis merde pour que vous nous ameniez au paradis de notre vivant"... Un mort-vivant qui nous parle de l’au-delà et du paradis voilà qui ne peut qu’interloquer la France, et représenter pour Polnareff l’espoir d’un paradis... fiscal, enfin décroché. Lecœuvre avait bien eu du flair avant tout le monde, mais, sur ce coup, là il ne touche rien. Mieux vaut continuer à travailler avec un vrai mort qu’avec un mort-vivant, les discussions de contrat sont plus simples et les revenus plus assurés, doit-il se dire. Orlando, le frère de Dalida, doit se dire la même chose, en définitive.
On n’a pas fini, à mon avis, le 11 mars prochain, d’en bouffer du Cloclo et d’ouvrir sa télé avec sur chaque plateau un Lecœuvre venant montrer son dernier ouvrage, la seule vraie biographie de Claude François, puisque c’est la sienne, la bonne, en vente partout... "L’homme qui travaille dans l’ombre des stars" comme il se plaît à s’intituler lui-même, pour mieux contempler discrètement l’or que cela lui rapporte va être omniprésent ce jour-là, celui du couronnement de sa carrière. Plus on parle du défunt chanteur, mieux c’est pour son compte en banque. Tout ça, moi je vous le dis c’est la faute à Gamal Abdel Nasser. S’il n’avait pas fermé le canal de Suez, le papa de Cloclo, qui en était le contrôleur, ne serait pas rentré en France, et notre chanteur rebondissant n’aurait pas eu la carrière qu’on lui connaît. Et Lecœuvre n’aurait jamais pu faire fortune sur une tombe. A quoi ça tient, parfois... la géopolitique et la chansonnette !
Tous les sites Cloclo ici. Avec aussi celui du planteur de magnolia, un must du genre. Le meilleur étant celui qui revendiquait depuis dix ans au moins la Légion d’honneur pour Claude François, souhait exaucé cette année par Nicolas Sarkozy pour Polnareff, qui devait donc être inscrit comme fan sur le site du chanteur à lunettes. Lui, ou un de ses proches conseillers... On peut donc montrer ses fesses un jour et finir par décrocher la Légion d’honneur un autre, en voilà un joli paradoxe de société ! Le dernier poilu, qui a attendu beaucoup plus longtemps que Polnareff pour l’accrocher sur sa poitrine, va apprécier, pour sûr. Lui est devenu pacifiste, ou l’a toujours été. Un choix politique que n’a jamais voulu faire Polnareff. On va encore une fois célébrer la mort de Claude François et ne jamais saluer la disparition le matin du 14 octobre 2003 de François Béranger, ancien tourneur chez Renault à la carrière tardive, qui a commis de bien plus grandes chansons, auteur entre autres de Mamadou m’a dit ou ses deux inimitables Tranches de vie sans oublier Une ville, la meilleure chanson sur l’invasion des chars russes en Tchécoslovaquie. En chanteur engagé, dira-t-on : tout le contraire des deux précédents cités, toujours à conter fleurette en ignorant le monde qui tourne autour d’eux. Deux conceptions différentes de voir les choses : d’un côté l’indifférence, de l’autre l’engagement. Le monde actuel manque davantage de Béranger que de Claude François, semble-t-il...
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