Vivre à poil
Nombre d’entre nous souhaiteraient s’émanciper des contraintes de notre monde globalisé, vivre dans un jardin d’Eden retrouvé, nus et heureux sous un ciel immaculé, bref vivre à poil en se nourrissant de fruits savoureux sous la caresse du soleil. Mais attention : comme les trains, un poil peut en cacher un autre…
C’est ainsi que, dans les années trente, un magistrat eut à juger en correctionnelle un homme poursuivi par un autre pour lui avoir vendu, suite à une annonce passée dans le Chasseur Français, des cartes postales représentant, dans une rue grise et banale, des villageoises à peu près aussi dévêtues que la reine d’Angleterre.
Le plaignant fut débouté, au motif, souligna le juge avec un sourire malicieux, que le vendeur, qui promettait en effet des « PHOTOS DE FEMMES À POIL », avait pris le soin de rédiger son annonce en majuscules et que seule la concupiscence du client l’avait conduit à lire « Vends photos de femmes à poil ». Il ne pouvait y avoir eu escroquerie, estima le juge, les cartes postales représentant bel et bien des « femmes à Poil ».
Car Poil existe bel et bien. Niché dans la Nièvre à 325 m altitude, non loin du Creusot et de Château-Chinon, ce petit bourg compte 158 habitants qui ne sont curieusement pas nommés Poilus et Poilues, c’eût été trop beau, mais Pictiens et Pictiennes. Des Pictiens qui, avec un revenu annuel moyen par ménage inférieur à dix mille euros, ne doivent certainement pas se poiler tous les jours.
Si, de nos jours, le nom de Poil n’amuse plus que les rares voyageurs qui pénètrent au cœur de cette campagne verdoyante pourtant dotée d’un riche patrimoine architectural, il n’en n’a pas toujours été ainsi. Poil connût même la gloire lorsqu’en 1913 Paul Birault, journaliste à l’Éclair, décida d’utiliser le nom de ce village paisible pour ridiculiser les élus de la République en démontrant l’étendue de leur naïveté, pour ne pas dire de leur sottise.
Birault créa de toute pièce un personnage, Hégésippe Simon, dont il situa la naissance à Poil le 31 mars 1814 (quoi de plus naturel que de naître à Poil ?) et dont il fit le « père du socialisme moderne » avant de s’autoproclamer président du Comité en charge d’honorer la mémoire de ce « grand précurseur ». C’est donc à ce titre que Birault invita, en deux vagues de courriers, une centaine de députés et de sénateurs radicaux à se rendre dans la Nièvre le 31 mars 1914 pour les festivités du centenaire de l’homme qui, dans sa grande sagesse, avait affirmé : « Les ténèbres s’évanouissent quand le jour se lève » !
Par malheur pour eux, la plupart des élus de l’époque, issus de la bourgeoisie provinciale, n’avaient pas une très grande culture politique et très peu disposaient d’un attaché parlementaire rompu à tous les pièges de la fonction. Plutôt imbus d’eux-mêmes, ils n’imaginaient pas de surcroît que l’on pût se moquer ainsi de leur éminente fonction.
Quelques semaines passèrent et le doute s’insinua dans l’esprit des moins sots. À tel point qu’un ministre, également invité à la commémoration, fit diligenter par ses services une enquête qui démontra l’inexistence d’Hégésippe Simon.
Paul Birault, qui espérait tirer sur la corde jusqu’à la prétendue date anniversaire pour publier le lendemain 1er avril les meilleures réponses à ses invitations, avoua donc la supercherie le 21 janvier 1914 dans les colonnes de l’Éclair. 17 parlementaires avaient répondu, et le journaliste se fit naturellement un plaisir de citer les meilleurs passages de leurs courriers. Parmi eux, deux magnifiques perles :
La première est à mettre à l’actif d’un futur Président du Conseil (Premier ministre) dont Birault, et c’est bien dommage, ne dévoila pas l’identité : « J’accepte avec d’autant plus de plaisir que j’ai bien connu Hégésippe Simon, ce grand Français paré de toutes les vertus républicaines ». Ben voyons !
La seconde est d’une toute autre nature, moins significative de la duplicité des hommes politiques, mais tellement plus belle dans sa naïveté. On la doit au Comte d’Aulnay, député de la Nièvre : « À mon grand regret, il me sera sans doute difficile d’être à Poil le 31 mars 1914. »
Poil est, depuis cette éphémère médiatisation, retombé dans l’anonymat et les Pictiens ne s’en émeuvent guère. D’autant qu’il y a pléthore de noms de lieudits, de hameaux ou de villages dans notre beau pays qui prêtent également à sourire ou à s’étonner. Je pense par exemple à la picarde Y et à ses Ypsiloniens et Ypsiloniennes, à la girondine Toctoucau au nom délicieusement exotique, à La Turlurette (Nièvre) déjà citée dans l’un de mes précédents articles, à Condom (Gers) qui amuse tant les touristes britanniques, et à des dizaines d’autres encore…
Mais le morceau de choix reste quand même Eu, la petite ville normande rendue célèbre par la suscription des lettres adressées à son maire.
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