Des stades et désordres
Injures racistes, banderoles ignobles, cris simiesques, etc. Le pire est derrière nous ; le pire est à venir. Les stades de foot deviennent des enceintes de propagande à caractère raciste, xénophobe et fasciste. Jusqu’à quand ? Jusqu’où ira-t-on avant de se décider à agir réellement ?
L’émoi suscité par la banderole ignominieuse déployée au Stade de France rivalise d’abjection avec les injures racistes qui résonnent sur une grande partie de l’ensemble des stades français. Parce qu’elle fait 30 mètres, parce qu’elle est le fait d’un groupe de plusieurs individus, parce qu’elle est parisienne, parce qu’elle est rivée sous l’œil de notre président, parce qu’elle est - osons le dire - adressée à des "Blancs", il faudrait qu’elle dérange davantage, qu’elle agace, tourmente, effraie, horripile encore plus ? Il est un degré dans l’ignoble où il ne s’agit plus de mesurer ni de comparer ; il n’y a pas de hiérarchie dans l’horreur. Un cri de singe d’un seul vaut autant qu’un bandeau xénophobe déployé par cinquante « supporters ».
Les stades sont devenus les enceintes de la honte où une frange radicale de la société vomit ses insanités et ses frustrations. Il est désormais grand temps d’agir !
Cette frange n’est pas isolée, elle grossit chaque jour davantage. Les stades sont désormais réservés à un public averti, où à l’ostentatoire des terrains répond la misère fascisante des publics. S’il faut sanctionner les coupables, durement et sans complaisance, il faut aussi et avant tout savoir repérer et admonester les responsables.
Un politicien en quête de la présidence de la République a dit un jour - et le répète à l’envi d’ailleurs, selon une rhétorique bien huilée - qu’il n’était pas utile de chercher à expliquer l’ignoble, parce que et je cite « lorsque l’on commence à expliquer l’inexplicable, on commence à excuser l’inexcusable » !
Sentence maladroite, pour le moins. Que dis-je ! Sentence scandaleuse pour quiconque fait l’Histoire.
Si les actes perpétrés dans les stades sont bien ignobles, il s’agirait alors simplement de sanctionner, de punir, d’interdire ces coupables misérables, ces délinquants serviles. Et après ! Plus rien ?
Mais une société qui ne veut pas regarder la vérité, sa vérité, se condamne à la revivre, indéfiniment. Un célèbre proverbe arabe dit d’un peuple qui ne connaît pas son passé qu’il est condamné à le revivre.
Que nous dit d’autre cet éminent politicien devenu président entre-temps ? Qu’il ne faut pas chercher à expliquer, autrement dit qu’il ne faut pas chercher de causes à l’horreur. Que celle-ci s’autoalimenterait d’elle-même, sans raison significative. Un jaillissement soudain, bref et "irrepérable". Un instant de folie en quelque sorte, une irruption d’absurdité, d’incohérence profonde, qu’il s’agit simplement de punir, d’enfermer, d’isoler, d’enclaver, de contenir, de maîtriser, bref d’emprisonner.
Eh bien soit ! Monsieur le président ! Appliquons ce raisonnement et votons une loi qui enferme les coupables de tels agissements, sans se soucier le moins du monde des sombres desseins qui couvrent l’origine de ces idées nauséeuses.
Débattons, parlementons, votons, puis exécutons la volonté du prince. Enfermons, emprisonnons ces fous, ces cinglés, ces abrutis, ses « sauvageons » encagoulés, ces « racailles » décérébrées. Mais ni la prison ni leur stigmatisation ne résoudra le problème. Car celui-ci est ailleurs, loin de l’enceinte de nos stades, hors de la sphère aseptisée du football. Mais cela serait trop long et trop compliqué ! Fuyons la lenteur ; actons pour le sensationnel ! Le grandiose, le fugace ! Plus vite, plus haut, plus fort ! A l’heure de l’olympisme blessé, du sport fourvoyé dans des considérations politiciennes, de la récupération « décomplexée », - en réalité "déshistoricisée" et désacralisée des mots - des idées et des slogans, cette devise de l’olympisme trouve un terrain d’application propice pour notre président.
Enfermons les fautifs, comme on enfermait autrefois les fous. Mais de quels fautifs parlons-nous ? Ici est le cœur de problème, et sans doute le début de sa solution. Mais celle-ci, avouons-le, n’est pas agréable à entendre. Et nous préférons l’ignorer. « La maison brûle et nous regardons à côté », disait, en d’autres temps, un de ses illustres prédécesseurs. Il sera toujours grand temps d’agir plus tard. Certes, mais alors nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas !
Ces jeunes hommes encagoulés, xénophobes et racistes, sont-ce eux seuls les responsables ? Certes, ils sont coupables. Et, en cela, ils doivent être condamnés. Mais condamnés pour réparer : tel est le rôle de la Justice ! Ne pas condamner pour l’exemple ! Ne pas condamner comme bouc émissaire, pour mieux cacher les responsabilités collectives. N’oublions pas que derrière les bourreaux, il y a toujours ceux qui leur tendent les armes.
C’est de ceux-là qu’il faudra peut-être un jour s’intéresser. Mais il s’agirait alors d’expliquer, il nous faudrait comprendre ; or, c’est là chose qui nous est interdite par le premier d’entre nous, par notre hiérarque suprême. Il y verrait malversation, nous accuserait alors de tentative de détournement d’attention, de "déresponsabilisation" et, d’ici peu, j’en prends le pari, de connivences, pire de complicité avec ces fauteurs de troubles !
Eh bien ! J’assume ! Je prends le risque de passer pour complice de ces crimes. Car, après tout, c’est sans doute ce que je suis.
Edmund Burke disait du mal que si celui-ci sévissait, c’était essentiellement à cause de l’inaction des gens de bien. Admettons que nous nous rangeons du côté des seconds. La flatterie est de courte durée. Car, dès l’instant où nous nous taisons, dès l’instant où nous fermons les yeux, nous nous rendons directement complices de ces agissements. Si l’indifférence est un luxe de nanti, elle est aussi son poison le plus perfide. Se taire, dans ce cas, c’est prendre parti. C’est se mettre du côté des bourreaux, dans leur ombre et les laisser aiguiser leur machette en toute tranquillité.
Ma prose est sans doute trop enflammée, mes mots trop passionnés. Tout cela manque de raison et de retenue pour nos sociétés bien trop aseptisées. Mais la réalité n’en reste pas moins vraie.
En effet, lorsqu’un joueur de couleur se fait copieusement siffler sur un terrain de foot, que ce soit en France, en Espagne ou en Italie, pour ne citer qu’eux, on crie tous au scandale, à l’infamie, et puis l’on s’en retourne chez nous, à nos affaires, jusqu’au match prochain, où l’on s’insurge à nouveau. Nos insurrections quotidiennes sont à la hauteur de nos engagements : ridicules, petites, magnanimes, condescendantes. Elles en deviennent risibles. Pour preuve, elles n’effraient personne. Nous agissons mollement, autrement dit, nous laissons faire. Nous nous rendons par là même complice de complaisance vis-à-vis des bourreaux, que nous nous empressons ensuite d’enfermer, pour mieux nous cacher à nous-mêmes.
Nous nous réfugions dans notre « bonne conscience » en nous répétant que nous ne sommes pas coupables. L’imbécile, c’est l’Autre ! L’abruti, l’ignorant, le « pauvre con » c’est lui ! Pas moi ! Cela nous conforte, cela nous rassure. Mais si nous ne sommes pas coupables, nous sommes au moins tous complices ! Moi, devant mon poste à protester férocement, entre deux reportages, nous dans les tribunes à rester impassible face au déversement de haine de certains supporters. Mais les arbitres, les entraîneurs, les joueurs et les dirigeants de clubs aussi et peut-être avant tout.
A quand un arbitre qui décide, de son fait, de suspendre un match parce qu’un abruti scande des insultes racistes envers un joueur de couleur.
Qui sont-ils ces arbitres qui refusent de stopper un match sous prétexte que cela n’est pas de leur responsabilité, voire, comble de la « lénification » des esprits d’infliger un carton - règlement oblige ! - au joueur récriminé, parce que celui-ci ne supporte plus d’entendre ces insanités se répéter dans l’indifférence générale ?
Qui sont-ils ces dirigeants de clubs à répéter sans cesse qu’ils ne contrôlent pas leurs supporters, mais qui dans le même temps sont bien heureux d’engranger les recettes fructueuses de leur billetterie ?
Qui sont-ils ces entraîneurs fantomatiques, feignant de n’avoir rien vu, rien entendu, et qui persistent à ne voir que le tapis vert, haranguant leurs joueurs à continuer à jouer, à - concept sanctifié ! - produire du jeu ! Ce qui se passe dans les tribunes n’est pas de leur fait.
Qui sont-ils ces joueurs coéquipiers ou adversaires d’un soir, qui s’offusquent d’un tacle trop marqué et qui ne s’émeuvent pas de voir leurs compagnons d’infortune se faire huer, siffler, déshumanisé sous leurs yeux. Feindre l’ignorance, jouer la carte de l’indifférence, montrer que l’on ne tombe pas si bas, ne pas rentrer dans leur jeu...
Le jeu doit prévaloir, seul le jeu compte : the show must go on. Oui, mais à quel prix ?
Chacun des acteurs se défend et rejette ses responsabilités. Personne n’est responsable de rien. Ni les arbitres ni les entraîneurs ni les joueurs ni les supporters. Personne ! A force de se renvoyer la responsabilité, pendant ce temps, les fauteurs de troubles rient à gorge déployée et continuent à déverser librement leur xénophobie et leur haine. Personne ne veut assumer ses responsabilités. L’Histoire a payé un prix fort à ce petit jeu : si personne n’est responsable, tout le monde l’est. Or, il est impossible de condamner la totalité.
J’attends de voir un arbitre siffler la fin d’un match pour avoir entendu proférer des insultes racistes. Que risque-t-il à agir en citoyen ? J’attends de voir des supporters qui quittent en masse le stade pour ne pas être associé à ces propos infamants. Tout au plus, ils perdront le prix de leur billet. J’attends d’entendre un entraîneur demander à ses joueurs de quitter la pelouse pour une banderole injurieuse. Au pire, il perdra trois points - ce qui serait scandaleux d’avoir à être pénalisé pour comportement civique. Sans doute, le match sera rejoué. J’attends de voir un joueur blanc confisquer le ballon et refuser de poursuivre le match en soutien à son coéquipier conspué par une partie du public pour sa couleur de peau. Quel risque prend-il sinon celui de se voir féliciter pour son humanisme ?
On me rétorquera que ce sont là des idées sans doute bien naïves, bien trop idéalistes. Que les choses sont plus compliquées que cela. Que tout n’est pas aussi simple. Je l’accepte volontiers et j’en prends acte. Mais si cela est si compliqué, commençons donc par le plus simple !
A défaut de voir un jour les stades vidés de toute manifestation publique - et cela n’est pas souhaitable -, commençons par voir des joueurs, des entraîneurs, des arbitres et des dirigeants adopter un comportement pleinement citoyen. Ou alors la morale et les convictions sont-elles définitivement devenues de simples instruments d’une pure rationalité économique ? Le cynisme économique se satisfait sans doute très bien de quelques cris simiesques ; tout juste façonne-t-il quelques maillots exhortant à la tolérance dans le sport pour se donner bonne conscience.
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