Le mythe de Sisyphe
Il faut le dire :les medias traditionnels portent une écrasante responsabilité dans la défaite de l’équipe de France en finale de la Coupe du monde de football. L’avalanche de commentaires quasi hagiographiques prodigués les jours précédant l’affrontement à l’adresse du capitaine français, au lieu de le transcender, n’ont fait qu’accumuler contre lui une exaspération qui déjà portait en elle les conditions d’une rupture.
Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison, disait Claude Bernard. Avant d’ériger Zinedine Zidane au rang d’entité divine dotée de pouvoirs surnaturels, les journaux et télévisions françaises auraient pu garder en tête le principe que la millénaire sagesse du yin et du yang a parfaitement défini : une force portée à l’extrême contient invariablement les éléments de son contraire dans les mêmes proportions. Osons le dire : le surinvestisment médiatique autour de Zidane était une erreur grossière. Il n’y avait aucune nécessité à gonfler la bulle émotionnelle autour de sa personne sinon pour de triviales raisons financières. C’était à croire que les multinationales qui avaient investi des millions voulaient surmutiplier leurs retours sur investissements en faisant écrire les articles par leurs services de presse.
Zidane est un virtuose. Il possède un jeu enchanteur qui est le reflet même de son tempérament complexe, de son esprit tourmenté dont toutes les portes sont ouvertes à la grâce mais aussi au doute et au désarroi. Zidane est aussi volontaire, pugnace, déterminé. Depuis son enfance dans un quartier populaire de Marseille, il a dû lutter ardemment pour exister et se construire peu à peu en tant que joueur et être humain. Il serait naïf de croire que dès le départ sa route a pu être pavée de diamants. On ne lui a pas fait de cadeau.
Zidane est un virtuose. Outre son habileté à jongler avec le ballon, à trouver des trajectoires inédites, il possède une vision du jeu intuitive qui défie la logique. Avec lui on est en plein royaume de Serendip dépeint par Horace Walpole : un royaume où toute certitude est bannie et où l’inattendu règne en maître.
Zidane est un virtuose mais absolument humain. Ses efforts physiques pour unifier l’équipe, orchestrer ses éléments, ses courses en défense jusqu’à l’asphyxie prouvaient qu’il souffrait. Autant que Vieira, autant qu’Henry, autant que Thuram, autant que tous les autres.
Les retours en arrière sont fastidieux, mais combien judicieux il eût été pour la presse de modérer cet éclairage excessif fait sur les joueurs et sur leur capitaine. Il y a mille façons de parler du football sans tuer le football, le football ce n’est pas seulement un ballon, des buts, des personnalités. Le football c’est l’arène des gladiateurs, les tournois médiévaux, les croisades, les romans de chevalerie, la tragédie grecque et aussi et surtout le lieu où se jouent les identités nationales.
Du pain et des jeux, réclamait le peuple de la Rome antique. Et les potentats de l’Empire se gardaient bien de déroger à cette règle. Serions-nous revenus à ces temps immémoriaux où les rêves personnels, les possibilités pour l’individu de trouver une expression à son imaginaire sont tellement contrariés et restreints qu’il ne lui reste que le viatique d’un stade pour vibrer, communier et trouver une alternative à la trivialité de la subsistance ?
Les médias ont une écrasante responsabilité, mais il faut regarder plus loin et voir à quel point l’arsenal de lois coercitives, la chape de plomb du politiquement correct, les petits arrangements entre amis, l’étouffement systématique des projets politiques novateurs, des voix originales au bénéfice de divertissements lénifiants ont peu à peu bridé l’imaginaire et généré dans toutes les couches de la société une démotivation profonde et un ennui mortel. Peu à peu les forces vives, les enthousiasmes les plus vibrants ont été sapés, soigneusement mis en coupe, laissant le cerveau disponible (selon la cynique et célèbre expression). Place vacante que le football scénarisé par les grands groupes industriels à peu à peu occupée. Le football est devenu à la fois l’agora, la scène, le champ de bataille, et l’exutoire. C’est trop. Beaucoup trop.
De ces excès Zidane, a dû sentir intuitivement l’absurdité. Son geste, autodestruction d’un mythe, est l’incarnation parfaite de celui de Sysiphe si brillamment éclairé par Albert Camus. Plus qu’une tentative de détruire sa propre déification, il y a dans le geste de Zidane une négation absolue des dieux eux-mêmes, de leur tyrannie, de leur intransigeance et de leur écoeurante perfection. Elle dit : je suis humain, je suis imparfait mais je suis maître de mon destin. Je peux être heureux car je suis malheureux. La phrase de la fin est de Camus lui-même : "Dans ce royaume désormais sans maître, lui seul sait que tout est bien."
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