Le rugby est-il un sport trop dangereux ?
Dans dix jours, le samedi 28 octobre, la Coupe du Monde de rugby 2023 aura livré son verdict. Mais quel que soit le résultat de la finale, l’un des évènements marquants de cette compétition aura été la blessure du capitaine de l’équipe de France, Antoine Dupond. D’autres joueurs ont, eux aussi, été plus ou moins gravement atteints durant cette compétition, certains pouvant garder des séquelles des chocs qu’ils ont subis. D’où la question récurrente que posent les observateurs : le rugby est-il un sport trop dangereux ?
Sport de contact, et même de « combat » affirment certains – non sans une forme de fierté dans les rangs d’une part significative des pratiquants et des supporteurs inconditionnels –, le rugby véhicule dans le public une image de jeu dangereux, en raison des nombreuses blessures qu’il engendre. Et, de fait, il est rare qu’un match engagé, et par conséquent plus ou moins rugueux, entre deux équipes motivées par un enjeu important au niveau national ou international ne donne pas lieu à des blessures, parfois spectaculaires en cas de fracture ou lors de l’éclatement d’une arcade sourcilière ou de la déchirure d’un cuir chevelu que, soit dit en passant, les télévisions montrent avec complaisance.
Plus graves que les expositions sanglantes, qui ne nécessitent la plupart du temps que quelques points de suture, sont les fractures et les blessures traumatiques qui affectent la musculature ou les articulations, avec à la clé des déchirures, des entorses ou des luxations, parfois des ruptures de tendons ou de ligaments. Autant de blessures qui peuvent être guéries le plus souvent sans trop de dommages. Plus graves en revanche sont les chocs à la tête qui occasionnent des fractures comme celle qu’a subi Antoine Dupond, ou qui provoquent de sévères commotions cérébrales, possiblement à l’origine de séquelles durables, voire irréversibles, dont les effets sont parfois différés, telles des épées de Damoclès.
À cet égard, une étude de l’Imperial Collège London (ICL), publiée au Royaume-Uni en juillet 2021, est particulièrement inquiétante. Effectuée entre juillet 2017 et septembre 2019 sous la direction du Pr David Sharp, elle avait pour objet d’étudier les cas de 44 joueurs professionnels britanniques dont 21 ont été victimes de chocs modérés à la tête. Ces 41 hommes et 3 femmes ont été soumis à une IRM, et la moitié d’entre eux à un deuxième examen de même nature un an plus tard. Il en est résulté des données médicales qui ont été comparées par les chercheurs de l’ICL à celles des IRM pratiquées à la même période sur des personnes non sportives ou n’évoluant pas dans des sports de contact.
À l’inverse du panel des individus non exposés à des contacts physiques, celui des joueurs de rugby a mis en évidence, dans 23 % des cas, des anomalies des axones au sein des neurones et des traces de microhémorragies ainsi que des modifications anormales du volume de la substance blanche qui, rappelle le Pr Sharp, est en quelque sorte « le "câblage" du cerveau et permet aux cellules cervicales de communiquer entre elles. » En clair, des changements structurels dans le cerveau (non décelables par une scintigraphie) qui nécessitent d’« étudier à long terme les effets du rugby professionnel sur la santé cérébrale », notamment dans les cas de « blessures répétées ».
En 2018, interviewé par le quotidien Le Figaro, l’ancien neurochirurgien clermontois Jean-Didier Chazal, spécialiste des commotions cérébrales, exprimait sa colère après les décès en quelques mois de 3 jeunes joueurs (Adrien Descrulhes, 17 ans ; Louis Fajfrowski, 21 ans ; Nicolas Chauvin, 18 ans), morts des suites de chocs violents sur le terrain, respectivement au crâne, au cœur et aux cervicales : « On peut dire que le rugby les a tués », assénait alors le scientifique. Une conséquence inévitable, selon lui, du fait que survenaient désormais des blessures que l’« on voyait autrefois en traumatologie de la route quand on roulait trop vite et qu’il n’y avait pas d’airbag ou de protection. »
Les règles devront encore évoluer
De cette année noire, mais aussi de sa double expérience de neurochirurgien et de médecin de l’ASM, le club de Clermont, Jean-Didier Chazal a tiré en 2019 un livre en forme de cri d’alerte. Titré Ce rugby qui tue, cet ouvrage (publié aux Éditions Solar) n’est en aucun cas celui d’un détracteur du rugby, mais au contraire d’un homme qui a toujours éprouvé une passion pour ce sport. Une passion telle que l’auteur ne voudrait surtout pas que le rugby disparaisse, mais qu’il s’adapte aux conditions de jeu moderne, et notamment à l’évolution des joueurs, devenus de redoutables athlètes en termes de vitesse et de masse musculaire, la majorité d’entre eux dépassant le quintal.
Pour bien faire comprendre le problème posé par les contacts de plus en plus rudes sur le terrain, Jean-Didier Chazal utilise une image quelque peu excessive mais ô combien parlante : « Aujourd’hui, des joueurs de 100 kg courent le 100 m à 37 km/h, à 3 km/h du recordman du monde Usain Bolt. (...) 100 kg lancés à 37 km/h contre un type qui attend pour plaquer, même s’il met la tête du bon côté ça fait mal, ça fait très mal ! » On l’imagine aisément. Et que dire de la charge dans le dos que la victime d’un plaquage violent n’a pu anticiper ? Ou de la masse qui s’abat sur un membre en porte-à-faux dans un ruck ? Autant de situations qui sont à l’origine de blessures traumatiques plus ou moins graves.
Les autorités internationales (World rugby) l’ont compris dès avant ces études médicales alarmistes. C’est pourquoi elles ont mis en œuvre une évolution des règles afin de limiter les risques de blessures pour les joueurs. Les plaquages hauts, naguère autorisés, sont strictement interdits : ils doivent impérativement être pratiqués aux jambes ou à la taille. Autre innovation (de 2017) : en mêlée, les chocs frontaux sont proscrits, les joueurs devant attendre l’ordre de l’arbitre pour pousser. Et surtout le moindre coup porté à la tête d’un adversaire entraîne une exclusion, au moins provisoire de 10 minutes, et possiblement définitive, avec à la clé un ou plusieurs matches de suspension.
Vient s’ajouter à ces mesures le « protocole commotion », en vigueur depuis 2012. Il contraint le joueur victime d’un choc à la tête à sortir du terrain pour être examiné par un médecin, lequel lui fait subir un test HIA (Head Injury Assessment) principalement basé sur un questionnement. Seul ce médecin peut décider ou pas de laisser le joueur reprendre la partie au terme d’un délai de 12 minutes. D’autres phases d’examen sont prévues ensuite par le protocole (lien) pour évaluer s’il existe un possible traumatisme crânien. Il va de soi cependant que le test HIA n’est pas pratiqué lorsque le traumatisme crânien est évident : le joueur est alors transféré dans les plus brefs délais vers un hôpital.
À noter que les procédures liées aux chocs à la tête sont encore plus contraignantes pour les joueurs amateurs et pour les jeunes en termes de reprise future de la compétition*. Sur le papier du moins. Elles n’ont pas empêché la rennaise Sarah Chlagou d’être contrainte d’arrêter le rugby à 21 ans après avoir subi en 2019 deux traumatismes crâniens aux séquelles durables. Ni surtout la joueuse écossaise Siobhan Cattigan de décéder en 2021, à l’âge de 26 ans, probablement à la suite de commotions cérébrales à répétition durant les deux années qui ont précédé sa mort. Sa famille est en procès contre une fédération écossaise qui nie tout rapport avec la pratique du rugby, et de ce fait toute responsabilité.
Le sujet est important car les chocs à la tête peuvent déboucher sur de graves conséquences : lésions cérébrales irréversibles, états de démence, dépressions chroniques, maladies de Parkinson ou bien encore épilepsies. Tout cela doit être affiné, et la recherche médicale s’y emploie. Mais il semble évident que les règles du jeu doivent encore évoluer pour sanctionner plus durement les actes répréhensibles. Et peut-être privilégier dans le jeu l’évitement au contact. Le Gallois Alix Popham, atteint de démence précoce et d’encéphalite traumatique chronique, préconise quant à lui que soit porté à 4 semaines le temps de récupération des joueurs ayant subi une commotion cérébrale. La voix du bon sens !
* Les joueurs de moins de 19 ans ayant subi trois commotions cérébrales sont désormais astreints à 6 mois d’arrêt de la compétition.
À lire :
Rugby : 110 bougies pour le Tournoi (janvier 2020)
Et comme Il n’y a pas que le rugby dans la vie sportive, mais aussi le football (pour ceux que cela intéresse) : Je hais le football ! (juin 2016)
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