Quand le football tourne au massacre...
On se demande souvent comment il est possible qu’un simple jeu pourtant intelligent et donné en spectacle comme le football tourne au massacre dans les tribunes ou à proximité d’un stade. La tragédie du stade du Heysel le 29 mai 1985 à Bruxelles en reste un exemple macabre et fou : les supporters de Liverpool avaient chargé ceux de la Juventus de Turin. On avait relevé 39 morts. Le match avait eu lieu quand même, M. Platini donnant « la victoire » à « la Juv’ » par un but marqué sur pénalty : « Show must go on ! » paraît-il.
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Or, il suffit de pénétrer dans un stade pour comprendre comment une folie meurtrière peut s’emparer de la foule qui s’y presse.
Le spectacle dans les tribunes
Dimanche
5 août 2007, le Rapid de Vienne recevait ainsi en derby l’Austria,
l’autre club de la capitale autrichienne. Le public viennois n’a pas la
réputation de celui de Liverpool ; du moins son palmarès n’est-il pas
aussi chargé. Une vraie furie pourtant électrisait les supporters des
deux équipes, chauffés à la bière qui se vendait à proximité du stade
et dans les tribunes : Ottakring est une brasserie qui sponsorise le
Rapid.
Du coup, le spectacle était moins sur le terrain que dans les
deux tribunes latérales qui se faisaient face. Après des démonstrations
rituelles en cadence de torses bombés dénudés des deux côtés, dans un
vacarme infernal de sifflets, de cris, de choeurs guerriers, de cornes
de brume et de batteries, sous des drapeaux frénétiquement agités ou
des foulards brandis à bout de bras, on a vu soudainement une voile
gigantesque recouvrir les gradins proclamant la suprématie d’une des
équipes sur l’autre. Le match était lancé, pas sur le terrain - qui
s’en souciait ? -, mais dans les gradins. Les deux bandes fanatisées se
sont alors affrontées à coups d’injures écrites par-dessus la tête des
joueurs qui, pendant ce temps-là, s’escrimaient à courir après un
ballon sans que ça semble intéresser grand monde. Nombre de fans
tournaient même le dos au terrain.
Des bordées d’injures échangées
Dans
des vociférations assourdissantes, des calicots se déployaient par
intervalles sur deux ou trois étages de gradins et envoyaient à
l’ennemi la bordée d’injures programmée. À la prétention des fans de
l’Austria qui, d’entrée, se déclaraient « la seule équipe véritable de
Vienne », a répondu, enlevée par des ballons gonflés à l’hélium, une
immense banderole dans la tribune des fans du Rapid : « viola merda
» clamait-elle à la face de la terre. La mode est, en effet, à l’injure
italienne et « viola » fait référence au maillot violet de l’Austria.
Ce mot de bienvenue restera déployé pendant tout le match sans
que cela gêne quiconque. Il avait été si minutieusement préparé, à en
juger par la calligraphie, le dispositif de ballons, les cordages
latéraux pour le maintenir à hauteur du toit bien en vue. Le Rapid
est, en effet, le club des quartiers populaires de Vienne : ses fans
paraissent avoir gardé le langage fruste de leurs origines, y compris
dans l’invention injurieuse. Ceux de l’Austria, en revanche,
montraient une réelle distinction de classe par un registre d’injures
plus recherché. « Jamais, ont-ils aussitôt répondu, vous ne serez la jeunesse de notre capitale. » Puis on les a vu étaler cette question vacharde : « Vos parents étaient-ils frères et sœurs ? » Ou bien encore ils ont posé ce diagnostic : « Chaque coup porté à votre visage est une opération esthétique.
» Il n’est pas si fréquent de découvrir dans un stade l’usage
distingué de la métonymie qui focalise l’attention sur « la cause »
pour dénoncer « son effet » implicite : ici, des tares issues d’une
consanguinité incestueuse, là, une laideur si monstrueuse que même les
coups ne peuvent que l’embellir.
La fumée plus gênante que l’injure
On
a eu droit aussi à une opération de déstabilisation du gardien du Rapid par l’explosion de quelques bombes fumigènes dans la tribune de l’Austria. L’arbitre a alors estimé que les bornes étaient
franchies : il a interrompu le match un instant pour que cesse enfin ce
désordre. Des vigiles en gilet jaune ont été dépêchés et se sont
plantés face à la tribune coupable. Mais le « viola merda », lui, a
continué à planer sereinement sur la tribune d’en face pendant tout le
match : ça ne heurtait décidément personne. Ni les dirigeants du Rapid qui recevaient l’Austria dans leur stade, ni les arbitres
des élégances sur le terrain n’ont jugé bon de faire cesser ce
désordre, sans doute parce que cette injure collective, officielle et
publique contre une équipe visiteuse n’était tout simplement pas un
désordre, mais un discours normal de bienvenue.
Le football, une guerre symbolique
Ça fait belle lurette que le monde du football n’est plus sensible à ces délicatesses. Le football, on le sait, n’est plus un jeu, mais une guerre symbolique qui oppose des tribus, des villes ou des pays entre eux. L’enjeu est la conquête d’une notoriété pour un candidat à la mairie d’une ville, pour une entreprise qui parraine une équipe ou pour les dirigeants d’un pays qui ont à faire oublier une politique économique. Et comme dans toute guerre, tous les coups sont permis. Il faut gagner à tout prix. Seule la victoire capte l’attention et donc importe et à n’importe quel prix. On achète les meilleurs joueurs, pour qu’ils gagnent bien sûr, mais aussi parfois ceux de l’équipe adverse pour qu’ils perdent, sans oublier les arbitres eux-mêmes. De leur côté, les joueurs pour être les meilleurs des meilleurs recourent parfois au coup de pouce du dopage.
Un cercle vraiment vicieux
Seulement,
pour acheter, il faut de l’argent ; car sans argent pas de victoire et
sans victoire pas d’argent. Le cercle est on ne peut plus vicieux.
Heureusement la foule au cerveau reptilien est là. Elle seule draine
après elle les mécènes, les annonceurs publicitaires, les chaînes de
télévision et la presse qui courent après l’exposition publique la plus
large et offrent en échange les milliards attendus. Il suffit donc de
galvaniser la foule en stimulant ses réflexes primaires, et en premier
lieu son chauvinisme. Rien n’est plus simple que de lui faire croire à
un enjeu vital qui met en jeu son existence même, l’image
d’elle-même, son terroir, sa tribu, sa nation contre un ennemi
imaginaire qui ose contester sa suprématie naturelle. L’équipe adverse
est donc forcément méprisable et mérite d’être piétinée. « Viola merda
» crachent ainsi les fans du Rapid à la figure de l’équipe de l’Austria quand ils la reçoivent. Où donc est le mal, s’indigneront
sûrement les fans qui ne sont plus à ça près ? Il n’y a pas mort
d’homme ! Sans doute ! Mais quelle peut être l’étape suivante de
l’escalade sinon l’agression physique imbécile et les morts comme ceux
qu’on a dénombrés au stade du Heysel ?
Les deux équipes se sont finalement quittées sur un score nul de 0 à 0. Le match entre les fans des deux tribunes, lui, - peut-on en disconvenir ? - a été encore plus nul, et bien en-dessous de zéro.
Paul VILLACH
Documents joints à cet article
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