Sauvages et grandioses : les îles d’Aran
En ces temps aussi agités qu’angoissants aux plans social, économique et géopolitique, se changer les idées de temps à autre est une nécessité. Rien de tel pour cela que le dépaysement en des lieux très différents de notre environnement habituel. C’est pourquoi je vous propose une petite escapade en Irlande, dans un archipel d’une extrême rudesse, extraordinaire à bien des égards...
Les îles d’Aran sont au nombre de trois : Inishmore, Inishmaan, Inisheer. D’une superficie totale de 48 km2, elles comptent de nos jours moins de 1350 habitants, héritiers d’une histoire particulièrement rude. Quiconque est allé, ou a fortiori a séjourné, sur ces îles irlandaises vierges de tout boisement par temps de forte houle ne manque pas, à cet égard, de se poser la question : comment des hommes ont-ils pu, bien avant notre ère, décider de s’installer dans cet univers minéral inhospitalier et régulièrement exposé aux fureurs de l’océan ?
En gaélique, elles se nomment Inis Mór (la Grande île), Inis Méain (l’île du Milieu) et Inis Oírr (l’île de l’Est). Situées à l’extrémité ouest de la baie de Galway, au sud du Connemara, elles sont un prolongement du Burren (comté de Clare), ce fascinant désert karstique constitué d’immenses dalles de calcaire faites de blocs de roches (les clints) entrecoupés par une multitude de rigoles et de crevasses plus ou moins profondes (les grykes), à l’image des spectaculaires lapiez des Alpes (Désert de Platé) ou des Pyrénées (Pierre Saint-Martin).
Les premiers hommes se sont, semble-t-il, installés dans l’archipel il y a environ 4000 ans, deux millénaires après avoir pris possession du très austère Burren. On prétend généralement qu’il s’agissait des Fir Bolg que les adeptes de la mythologie celtique irlandaise désignent généralement sous les appellations d’hommes-culotte ou d’hommes-foudre. D’aucuns affirment qu’il s’agissait d’artisans-guerriers, au physique proche des saxons ou des vikings, venus de l’actuelle Belgique.
En réalité, personne ne sait réellement qui étaient ces audacieux conquérants. Ni ce qui les a poussés à coloniser des lieux si manifestement hostiles, si impropres à la vie. Vaincus par des tribus ennemies, peut-être s’étaient-ils tout simplement enfuis, avec les pauvres biens dont ils disposaient et quelques bêtes, à bord de leurs embarcations primitives, ancêtres de ces fameux currgahs (des barques de bois et de toile goudronnée) dont on voit encore quelques spécimens en baie de Galway.
Des murets, encore des murets, toujours des murets !
Après avoir essentiellement vécu de la pêche dans les premiers temps, les îliens ont diversifié leur nourriture en devenant également agriculteurs. Patiemment, et durant des siècles, ces hommes et ces femmes courageux et opiniâtres ont utilisé les failles de la roche puis creusé des sillons dans le calcaire pour y déposer un mélange fertile de sable, d’algues et de fumier. Et plutôt qu’abandonner les pierres extraites du socle calcaire, ils ont entrepris d’en édifier des murets destinés à protéger les parcelles de culture des violences de l’Atlantique.
Car les îles d’Aran, c’est avant tout cela : des murets de pierres crues1 dont certains remontent à plus de... 3000 ans ! Des murets devant, des murets derrière, des murets partout ! Et une infinité de parcelles communiquant entre elles par d’étroites ouvertures ou reliées par des chemins de terre (les boreens), eux aussi millénaires pour la plupart d’entre eux.
Certes, il existe des murets en d’autres lieux, y compris en France (notamment en Auvergne et en Bretagne). Mais nulle part au monde les murets ne sont aussi nombreux et aussi spectaculaires que sur les îles d’Aran, où ils délimitent parfois, dans un maillage d’une extraordinaire densité, de minuscules parcelles de quelques dizaines de m² seulement pour les plus petites. À tel point que les spécialistes estiment que la seule Inishmore (dont la taille est pourtant limitée à 13 km de long sur 3 km de large) compte au bas mot… 1600 km de murets, d’une hauteur moyenne d’un mètre. Un fabuleux spectacle qui laisse dans la mémoire des visiteurs une trace indélébile.
Mais, aussi spectaculaires soient-ils, l’intérêt des îles d’Aran ne se limite pas aux seuls murets. Habitées très tôt par les Fir Bolg puis occupées par des Ibères et des Celtes, les îles d’Aran sont un formidable musée de plein air. Un sanctuaire patrimonial où se côtoient les restes de chapelles édifiées – pour certaines dès le 5e siècle – par les moines missionnaires après l’évangélisation des îles, et surtout de prodigieux forts protohistoriques élevés très probablement entre la fin de l’Âge du bronze et le début de l’Âge du fer.
Trois d’entre eux, remarquablement bien conservés se trouvent sur l’île d’Inishmore (il y en a quatre autres dans l’archipel) : Dún Aengus (du nom du Dieu de l’Amour et de la Jeunesse), Dún Dúchathair (le fort noir) et Dún Eoghanachta (du nom d’une tribu de l’ex-royaume du Munster). Si le dernier nommé, de forme circulaire, est situé à l’intérieur de l’île, les deux autres occupent une remarquable position défensive au bord des spectaculaires et abruptes falaises du sud.
En forme de cercle incomplet adossé à l’océan, ces deux-là opposent leurs remparts minéraux (une triple enceinte pour Dún Aengus) et leurs chevaux de frises faits de pierres acérées aux éventuels assaillants sans que l’on sache si le cercle tronqué qui subsiste date de leur construction ou si une partie de ces forts s’est effondrée avec la falaise sous les coups de boutoir de l’océan.
Des pulls chargés d’une signification tragique
Libres de tout péage, ces impressionnants vestiges sont accessibles à pied, à vélo, et même en carriole à cheval, depuis le chef-lieu de l’île, Kilronan (Cíll Rónain), où accostent les bateaux en provenance de Doolin2 (sur la côte ouest du Burren), de Rossaveal (sur la côte sud du Connemara) et même de Galway en saison. Des hôtels et un nombre croissant de logements locatifs et de B&B, au confort parfois spartiate, permettent aux visiteurs de dormir sur Inishmore, mais aussi sur Inishmaan et Inisheer. Une évidence pour celles et ceux qui veulent s’imprégner de l’atmosphère particulière de cet étonnant archipel, et pouvoir, tôt le matin ou en fin d’après-midi, s’immerger dans la protohistoire hors de l’agitation touristique.
À cet égard, il est évident que l’activité économique a connu une profonde mutation sur les îles avec le développement du tourisme. Les hommes sont de moins en moins pêcheurs et les femmes de moins en moins agricultrices. Il n’est pourtant pas loin le temps où la vie des îliens était encore principalement rythmée par ces deux activités. Le temps où les épouses tricotaient ces célèbres pulls en laine d’Aran en reproduisant, comme l’avaient fait avant elle leur mère et leur grand-mère, le motif familial pour pouvoir identifier à coup sûr les cadavres déchiquetés et rongés par le sel qui venaient s’échouer sur les grèves après un naufrage.
La vie était alors d’une extrême dureté comme le montre « L’homme d’Aran », le célèbre film tourné en 1934 par le réalisateur Robert Flaherty. Avec le tourisme, la vie s’est progressivement améliorée. Et s’il reste, outre l’élevage de quelques moutons ici et là, un peu d’agriculture sur l’île, c’est essentiellement parce qu’elle produit les meilleures pommes de terre d’Irlande, à l’image de celles qui sont cultivées dans les îles de Batz et de Noirmoutier en France.
Les îles d’Aran, c’est un autre monde, très éloigné des modes de vie contemporains que nous connaissons. Le monde des cormorans, des fous de bassan, des guillemots et des macareux qui disputent les falaises aux goélands et aux mouettes ! Un monde caractérisé, au fil des siècles, par l’héroïque épopée de femmes et d’hommes simples confrontés à une nature dure et souvent ingrate. Une aventure humaine émouvante et encore partout présente, dans ces milliers de parcelles patiemment gagnées sur le désert minéral.
1 Les murets de pierres crues sont, comme les murets de pierres sèches, bâtis sans le moindre lien ni mortier. Seule différence : les pierres crues sont utilisées en l’état alors que les pierres sèches peuvent être retaillées.
2 Doolin (Dúlain, ou marais noir, en gaélique) est un minuscule port de pêche du Burren, situé à quelques kilomètres au nord des impressionnantes falaises de Moher, l’un des plus spectaculaires sites du comté de Clare. Battue par les vents de l’Atlantique, cette petite localité sans monument remarquable est pourtant connue du monde entier pour ses trois pubs musicaux. On y vient de partout, et même d’Afrique du Sud ou d’Australie. Gus O’Connors, le plus connu de ces pubs, ne ferme que deux jours par an : le vendredi saint et le jour de Noël.
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