J’ai du
mal à suivre le rythme. Il ne se passe pas de jour sans qu’un nouveau
livre ne vienne éclairer un aspect ou un autre de la formidable
révolution silencieuse qui est en train de transformer en profondeur
notre société.
L’intérêt essentiel de l’ouvrage que Joël de Rosnay en collaboration avec Carlo Revelli vient de publier sous le titre, La révolte du pronétariat, avec le sous-titre éclairant, Des mass media aux média des masses,
est précisément de proposer à la fois une récapitulation de ce qui est
en train de se passer et une grille de lecture qui permet de
l’ordonner. En ce sens il peut être d’un grand secours à tous ceux,
nombreux, qui, faute de faire l’effort de pratiquer ce nouvel univers,
n’ont qu’une idée approximative des changements qu’il est en train
d’introduire.
Je ne vais ni faire une analyse exhaustive du livre
ni même chercher à le résumer. Beaucoup d’autres l’ont déjà fait et, si
cela ne suffisait pas, il est toujours possible de se reporter à son site
qui fournit les informations nécessaires et notamment une table des
matières détaillées qui donne une bonne approximation de son contenu.
Même si on peut regretter qu’à l’exemple de ce qu’a fait de manière
opportune un autre auteur, Denis Castel, dont l’une de mes notes précédentes commentait l’ouvrage, ce site n’en fournisse pas quelques bonnes feuilles en accès libre.
Je
gage cependant que la terminologie que proposent les auteurs va faire
fortune, tant elle est éclaire ce mouvement qui conduit le « pronétariat » à mettre en cause le monopole des « infocapitalistes » grâce à la mise en œuvre des « médias de masse ». Les "infocapitalistes" sont, on le devine, « les
détenteurs des moyens de création, de production et de diffusion de
contenus informationnels dits « propriétaires » (sous copyrights,
droits de licence...) généralement sous forme numérique ». Quant aux « pronétaires », version d’aujourd’hui des prolétaires de Karl Marx, c’est « une
nouvelle classe d’usagers des réseaux numériques capables de produire,
diffuser, vendre des contenus numériques non propriétaires en
s’appuyant sur les principes de la « nouvelle nouvelle économie ».
C’est-à-dire capables de créer des flux importants de visiteurs sur des
sites, de permettre des accès gratuits, de faire payer à bas prix des
services très personnalisés, de jouer sur les effets d’amplification...
« Professionnels amateurs » (ou « pro-ams »), ils utilisent pour cela
des outils analogues à ceux des professionnels et facilement
accessibles sur Internet. » Enfin les « médias des masses » sont « les
nouveaux modes, massifs et distribués, d’expression pronétarienne »,
qui « utilisent des techniques numériques de création collaborative, de
connexion et d ‘échange qui supplantent progressivement certains des
vecteurs traditionnels des mass media (télévision, radio, édition,
télécommunications, publicité...) ».
La dialectique qui oppose infocapitalistes et pronétaires
va ainsi définir le nouveau paysage médiatique qui est en train de
naître sous nos yeux et en modifiant progressivement et radicalement la
manière dont les humains échangent et communiquent entre eux, va avoir
des conséquences multiples et pour une large part encore en gestation,
sur la politique, l’économie, l’éducation et la culture.
Joël de Rosnay et Carlo Revelli recensent de
manière systématique les innovations et les processus qui sont à
l’œuvre et en révèlent la logique profonde dans une langue qui les rend
compréhensibles même aux non-initiés.
Internet, « technologie de la relation », est ainsi expliqué de manière simple de même que l’Internet de demain, fondé sur « trois piliers qui se renforcent mutuellement : le multimédia, le haut débit et le « sans fil », avec la « portabilité ». » Internet dont le protocole a été dès l’origine fondé sur l’idée révolutionnaire que « toute machine a vocation à être à la fois récepteur, émetteur et transmetteur ».
Voulez-vous comprendre Skype ? Lisez donc les pages 73 à 78 du livre, cela vous évitera de perdre du temps. De même poursuivant la lecture, les réseaux sociaux dont 6nergies qui est cité, Firefox, Google et beaucoup d’autres vecteurs de l’Internet 2 n’auront plus de secret pour vous.
Vous découvrirez aussi le ressort et les premiers succès de cette belle aventure d’AgoraVox
que les deux auteurs ont lancée il y a peu de temps et qui est en
Europe l’un des premiers journaux citoyens dans le sillage d’ OhMyNews,
le précurseur coréen qui, après cinq ans d’existence, mobilise 40 000
journalistes citoyens, publie 200 articles chaque jour et compte un
million de visiteurs quotidiens. En comparaison, AgoraVox
ne fait pas si pâle figure que cela puisqu’à l’échelle de notre pays,
compter 1500 rédacteurs et accueillir 250 000 visiteurs par mois après
à peine six mois d’existence est un résultat plus qu’honorable avec une
méthodologie très rigoureuse.
Ce dernier point est d’autant plus important que, si « les pronétaires sont en train d’inverser les rapports de force traditionnels » et donnent ainsi « naissance à de nouveaux modèles économiques », multiples sont les pièges qui les attendent et auxquels ce nouvel univers devra échapper. Il faudra ainsi apprendre à « lutter contre l’infopollution », éviter que « l’extrême liberté qui est à l’origine du succès du Web (ne) dégénère (pas) en anarchie complète » et faire en sorte que l’abondance des informations disponibles ne nuise pas à leur fiabilité et à leur exactitude.
De ce point de vue, on ne peut que partager le point de vue des auteurs selon lequel « aucun
des moteurs existants n’est suffisamment perfectionné pour fournir des
résultats réellement ciblés et en adéquation avec les besoins de
l’utilisateur ». On peut d’ailleurs regretter qu’on engage
aujourd’hui en France des fonds publics considérables dans une course
visant à se poser en compétiteur frontal de Google au lieu
d’investir sur ce qui fait l’intérêt spécifique à long terme de
l’approche développée par ce que j’appellerai l’école française des
moteurs de recherche fondée sur une combinaison originale et intime
entre informatique et linguistique et axée dès le départ sur le
multilinguisme.
Les auteurs constatent aussi que « pour le moment, les blogs
français sont des blogs de commentaire, sorte de chambre d’écho des
médias classiques. Ils n’ont pas encore démontré de réelle influence, à
la différence de ce qui est apparu à travers certaines affaires dans le
monde anglo-saxon ». Constat qui peut apparaître sévère si l’on a
en mémoire l’épisode du traité constitutionnel européen où, pour le
meilleur ou pour le pire, les blogs ont exercé une influence non
négligeable, mais constat sans doute lucide si l’on fait le décompte
des informations réellement nouvelles qui ont emprunté ce canal dans
les temps ordinaires.
Beaucoup d’autres aperçus mériteraient d’être mentionnés. Chacun
les identifiera en lisant le livre. Je ne résiste cependant pas au
plaisir de citer son avant-dernier paragraphe qui renvoie à d’autres
œuvres de Joël de Rosnay : « La leçon que nous apporte la
biologie est la suivante : la complexité émerge de la « dynamique » des
interactions entre agents, qu’il s’agisse de molécules, de fourmis ou
d’acheteurs dans un marché. Des propriétés nouvelles émergent de cette
collectivité organisée. L’individu n’a pas de plan d’ensemble de la
structure qu’il construit « de l’intérieur ». Les propriétés de ces
systèmes complexes ne sont en aucun cas programmées dans les éléments
qui les constituent. La vie, la conscience réfléchie, l’économie,
Internet, naissent de manière chaotique, de la dynamique des
interactions. »
Voilà une belle description de ce que nous vivons quotidiennement dans la blogosphère.