Corée, combien de divisions ?

Olivier Bailly : Dans vos films, la frontière est un thème central
Alexandre Dereims : Oui, j’avais fait aussi un documentaire sur les Karens en Birmanie, et c’était aussi une histoire de frontière. L’ethnie Karen est attaquée par l’armée Birmane. J’avais appelé ça un génocide à huis clos. J’avais fait la démonstration qu’il y avait à la fois un apartheid et un nettoyage ethnique, éléments que l’on retrouve dans les génocides habituellement. Et c’est aussi sur une frontière. Donc en effet, les frontières catalysent souvent les espoirs, les déceptions, les peurs. Franchir une frontière ça peut être synonyme de liberté, d’exil, c’est un endroit emblématique. Je me suis retrouvé à travailler dessus un peu par hasard. Je ne me suis pas dit que j’allais bosser sur les frontières, mais bien souvent il y a des frontières qui se trouvent au milieu d’histoires comme ça. Des frontières reconnues ou des frontières d’états qui n’ont pas été reconnus. Cela revient souvent.
OB : Dans le cas de la Corée, la frontière coupe un peuple en deux.
AD : C’est la dernière frontière encore en service héritée de la guerre froide. On la considère un peu comme un vestige. Mais c’est plus que ça. C’est le symbole de la division des Coréens. C’est aussi le symbole que la guerre n’a jamais été terminée. Et donc c’est ce qui ressort dans DMZ, c’est que la guerre ne s’est jamais arrêtée, du moins dans les esprits. Ce qui explique cet état d’alerte permanent en Corée du sud. C’est une société très stricte, très hiérarchisée, assez violente. C’est un pays qui a un très fort taux de suicide. Dernièrement j’ai lu une news qui m’a assis par terre : il s’agit d’une femme qui était mannequin, qui représentait une marque connue en Corée, qui était frappée régulièrement par son mari et qui s’est suicidée. La société qu’elle représentait attaque les enfants orphelins parce que la mère, étant apparu tuméfiée à la télévision, a porté atteinte à l’image de la marque. La justice a donné raison à la société qui attaquait. C’est une société totalement contrôlée par les grands groupes : Hyundai, Daewoo, etc.
OB : La Corée du Nord ne veut pas d’un modèle occidental et la Corée du Sud ne peut se libérer de l’emprise américaine...
AD : Il ne faut pas oublier que, avant que les Américains demandent la tenue d’élections et le passage à la démocratie, l’armée comptait éliminer Kim Dae-jung homme politique de gauche, futur président et prix Nobel de la paix… L’armée américaine lui a sauvé la vie. Il y a un vrai combat entre la gauche et la droite dans ce pays. La gauche est soupçonnée d’être plus laxiste par rapport à la Corée du nord.
OB : Comment les Coréens du sud considèrent ceux du nord ?
AD : Les jeunes n’ont pas envie d’y penser. La Corée du nord est à 100 kmS de Séoul. C’est très proche. En même temps on essaye d’oublier tout ça dans une frénésie de consommation. Mais évidemment ils sont obligés d’y penser puisqu’ils font leur service pendant deux ans et bien souvent ils sont obligés de faire DMZ. Donc depuis que la Corée a décidé de revenir à ses provocations, de plus en plus fréquentes et importantes, on sent que l’inquiétude a gagné les Sud-coréens. De l’inquiétude et aussi une certaine colère. Les Coréens ont très mal vécu le dernier tir de missile du Nord qui s’est déroulé pendant qu’ils étaient en deuil de l’ex Premier ministre Roh Moo-hyu qui a été poussé au suicide par un gouvernement de droite, lui-même ultra-corrompu. C’est un vrai problème, la corruption, dans ce pays.
OB : Quel rapport la Chine et la Corée du nord entretiennent-ils ?
AD : Evidemment, la Chine est un acteur très important pour la Corée du nord. Et c’est d’ailleurs un acteur historique. La Corée a toujours été bien plus proche de la Chine que des Japonais et surtout des américains qui ont débarqué dans les années cinquante, mais qui avant n’avaient pas du tout de relation avec le pays. Donc la Chine c’est le grand frère. C’est en ce sens-là que les Nord-coréens s’estiment être les « vrais » Coréens, avoir gardé les vraies valeurs coréennes. Il ne faut pas oublier que la Corée du Nord était beaucoup plus évoluée que la Corée du sud.
OB : N’y a-t-il pas un risque d’agacer davantage le grand frère chinois ?
AD : La Chine a aussi besoin que ce problème se règle. Elle n’a pas envie qu’il y ait une puissance nucléaire à ses portes. Surtout incontrôlable. Je pense que la Corée du sud est bien plus aux ordres des Etats-Unis que la Corée du nord ne l’est vis-à-vis de la Chine.
OB : Depuis quand vous intéressez-vous à la Corée ?
AD : J’ai commencé en 2006 a travaillé sur le sujet. J’ai commencé à m’intéresser surtout à cette histoire de réfugiés car ce n’est pas un sujet qui avait été creusé à l’époque, sur l’Odyssée de ces réfugiés à travers l’Asie. C’est une histoire incroyable. Ils parcourent 5000 kms, de la frontière sino-coréenne à Bangkok. Ils les effectuent à pieds, en train, en bus, en barque. Ensuite il font 5000 kms, de Bangkok à Séoul, mais en avion. C’est quand même un détour de 10 000 kms alors que les deux capitale coréennes sont distantes d’un peu plus de 200 kms.
OB : Il y a 14 000 réfugiés nord-coréens à Séoul et ils sont de plus en plus nombreux…
AD : Oui et ça a doublé en deux ans
OB : quelqu’un dit dans votre film Corée du nord : la liberté ou la mort qu’un réfugié sur deux n’arrive pas au bout du voyage.
AD : On estime entre 200 et 300 000 le nombre de réfugiés nord-coréens en Chine. On est plutôt proche de 300 000. Les Nord-Coréens sont des clandestins en Chine, ils se cachent dans une région sino-coréenne, ça leur permet de se cacher un peu mieux, mais en fait ils sont très repérables de part leur accent, de part leur petite taille bien souvent aussi parce qu’il y a un problème de malnutrition très important, et même de disette qui est permanente.
OB : Dans DMZ, la frontière qui ne dort jamais, vous expliquez que la Corée du Nord a massé au total un million deux cent mille hommes à la frontière. Pour combien d’habitants ?
AD : Un peu plus de vingt millions. C’est énorme. Mais quelle est la menace nord-coréenne réelle ? Ce n’est pas ce million d’hommes. Ce sont des soldats mal nourris, mal équipés, plus ou moins motivés suivant qu’ils sont soldats de base ou membre des forces spéciales. Mais ils sont privilégiés quand même par rapport au reste de la population. La vraie menace c’est l’arsenal chimique plus que l’arsenal nucléaire qui est en train d’être constitué, qui n’est pas là encore.
OB : On comprend évidemment la crainte des jeunes appelés sud-coréens qui doivent effectuer leur service militaire sur la DMZ
AD : Il y a cette crainte et il y a la pression permanente du commandement. J’ai des interviews de soldats sud-coréens qui travaillent avec les Américains de la force jointe. Ils sont très contents d’être avec les Américains. C’est beaucoup plus détendu ! L’armée sud-coréenne est connue pour sa brutalité. Il y a énormément de cas de morts inexpliqués, de meurtres maquillés en suicide. Dans le film l’armée le reconnaît assez facilement. Je n’ai pas cherché à les piéger. Il est vrai que ça a évolué, que ça a diminué quasiment de moitié depuis cinq, six ans. Mais ça reste un gros problème.
OB : 2765 appelés sont morts dans les huit dernières années. 50% sont des suicides
AD : L’autre pourcentage, on ne sait pas : suicides, meurtres maquillés, morts sur le terrain ? Mais ils travaillent à régler ce problème. Mais c’est aussi parce qu’il y a une volonté politique derrière. Malheureusement cette commission chargée d’enquêter sur les morts suspectes va être dissoute à l’automne prochain par le gouvernement de droite actuel. Donc peut-être qu’on va revenir de nouveau à une situation où l’on ne va plus chercher à communiquer, à améliorer…
OB : Comment les réfugiés nord-coréens sont-ils accueillis à Séoul ? Sont-ils les bienvenus ?
AD : Ils les acceptent, mais pas assez vite. C’est pourquoi il y a beaucoup de réfugiés qui restent piégés à Bangkok dans les geoles de l’administration thaïlandaise, dans des conditions de détention terribles. Une fois au sud, les nord-coréens reçoivent un appartement, une somme d’argent, mais la société sud-coréenne n’est pas vraiment prête à les accepter et les Nord-coréens eux-mêmes ont un mal fou à s’adapter à quelque chose qui est très différent parce que finalement, en Corée du nord, malgré la peur, malgré la parano permanente, la propagande, il est resté des fondements de solidarité de village, une façon très différente de s’organiser.
OB : Est-ce qu’au sud ils représentent un enjeu politique, ces réfugiés ?
AD : La gauche a tout fait pour que cela n’en soit pas un. La droite a essayé de replacer un peu ça au centre du débat. De toute façon ils jouent un double-jeu parce qu’en même temps les sud-coréens ont accepté La zone économique spéciale de Kaesong où ils font travailler des Nord-coréens pour des salaires de misère qui sont directement reversés au gouvernement nord-coréen. Le nord a demandé une augmentation de salaire. Le sud a refusé.
OB : Combien de temps peut encore durer le régime du nord ?
AD : Un an. Ou trente ans. Ils sont dans une période de transition. Est-ce qu’ils chercheront à faire une ouverture à la chinoise ? Pas une ouverture politique, mais une ouverture économique. Est-ce qu’ils vont continuer de vivre dans une autre époque où les transports publics fonctionnent au gazogène ?
OB : Vous êtes-vous déjà rendu en Corée du Nord ?
AD : Jamais
OB : Comptez-vous vous y rendre ?
AD : Je ne pense pas y être accueilli à bras ouverts !
OB : Vous dites d’ailleurs dans le film que les journalistes étrangers sont interdits de séjour
AD : Oui. En présentant le film à plusieurs reprises, des Français - des gens travaillant en France pour la Corée du nord sous couvert d’organisation de voyages touristique, et mêmes des attachés parlementaires - sont venus me voir pour m’expliquer que je ne serais pas le bienvenu en Corée du nord. Il y a quand même deux américaines qui ont pris douze ans de travaux forcés pour avoir voulu faire le sujet que j’ai traité...
OB : Vous avez reçu le prix Albert Londres pour Han, le prix de la liberté (qu’on peut voir sous cet article). Votre impression ?
AD : Je suis très content. Je suis d’autant plus fier qu’il y avait une sélection de choix dans la finale, que j’étais avec des journalistes que j’admire énormément comme Vincent N’Guyen. Je suis très heureux de l’avoir.
OB : Vous parvenez à faire comprendre une question théorique, politique, géopolitique difficile en montrant des individus en prise avec ce que cela génère concrètement pour eux.
AD : Il y a une compréhension purement intellectuelle. Et puis il y a aussi une compréhension, non pas émotionnelle, car c’est plus fort que ça. Il s’agit de se transposer sur des gens qui sont des êtres humains comme nous. Comprendre que les gens réagissent comme on pourrait réagir. Ce n’est pas de l’empathie, c’est juste dire que ce sont des êtres humains avant tout. Ils se trouvent jetés dans ce cadre-là, et ils ont des réactions humaines.
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