Eric Laurent explore la face cachée des banques
Ce n’est pas un livre sur la crise, mais sur les banques qui ont traité la crise. « Chaque fois qu’il y a une crise, souligne Eric Laurent que j’interviewe ci-dessous pour Les RDV de l’Agora, des livres qui éclosent et l’on se demande pourquoi la plupart des auteurs n’ont pas publié ces ouvrages avant la crise pour l’annoncer puisqu’ils ont des jugements tellement lucides et péremptoires a posteriori ».
Cette enquête a demandé huit mois de travail à Eric Laurent. Huit mois à rencontrer des financiers et hommes politiques qui souvent, lorsqu’ils veulent bien répondre, exigent l’anonymat le plus complet. Face à ce livre sorti à la fin du mois d’octobre, la presse reste « inerte et passive », selon les propres mots d’Eric Laurent. Il y a plusieurs raisons à cela, m’explique l’auteur que j’interviewe ci-dessous : « D’abord parce que c’est un sujet compliqué à traiter pour les journalistes. Ces derniers fonctionnent dans l’immédiateté absolue, donc on leur a vendu l’idée que la crise était en voie de Résorption, donc il y a moins d’exigence ou d’obligation d’en parler.
Les banques ont pourtant provoqué une crise d’une ampleur considérable, comparable au séisme de 1929. Les citoyens du monde entier en payent encore chaque jour les conséquences. La crise de 2008 a commencé sous l’ère Clinton, lorsque ce président supprime d’un trait de plume le Glass Steagall Act, disposition prise sous le gouvernement Roosevelt et destinée notamment à séparer pour les banques les activités de dépôt et de d’investissement.
Depuis, l’influence de la finance sur l’administration américaine est allée grandissante. Le point culminant étant atteint lors de la dernière année du mandat de Georges Bush pendant laquelle la maîtrise de la Maison blanche lui appartenait moins qu’à un certain Henry Paulson...
Pour Les RDV de l’Agora, Eric Laurent répond aux questions d’Olivier Bailly
Eric Laurent : J’en ai été le premier surpris. Profondément. Franchement, j’ai vécu et travaillé aux Etats-Unis, j’y séjourne souvent. J’ignorais la dimensions incestueuse des liens entre Wall street et le parti démocrate. Je savais qu’il y avait des liens traditionnels, mais j’ignorais qu’ils étaient aussi profonds et qu’ils tenaient au fait que les grandes places financières américaines - New York, Boston, Chicago - sont aussi de grandes places démocrates.
J’ai enquête sur les milieux d’affaires dans le pétrole et j’ai toujours trouvé que ce monde était profondément amoral. Pas immoral, mais amoral. Et même pourvu d’un certain cynisme. Dans le cas de l’univers financier, c’est tout-à-fait différent. J’ai rencontré des gens qui sont au-delà du pensable en terme d’avidité - une avidité sans limite -, de cupidité, d’arrogance et surtout un sentiment incroyable d’impunité. Là on rejoint la question que vous me posez. On a le sentiment que quoi qu’ils fassent ils n’auront jamais de compte à rendre. C’est glaçant. L’un des témoins que j’ai rencontré, qui a travaillé dans une banque de Wall street, m’a dit « de toute façon, nous sommes toujours gagnants ». C’est tout-à-fait vrai.
OB : La finance est un des secteurs économiques qui détient le leadership aux Etats-Unis. On pouvait dire la même chose de l’industrie automobile, auparavant. Quelle différence ?
EL : On pouvait dire que l’automobile était un secteur-phare, mais il n’y avait pas cette domination sans partage qui est aujourd’hui celle du monde financier. C’est vrai qu’à un moment donné l’automobile tirait l’économie américaine. Il y avait cette fameuse phrase d’un président de General Motors : « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique ». C’est vrai, mais par ailleurs vous aviez d’autres secteurs avec lesquels l’automobile était, sinon en concurrence en terme d’influence, au moins en rivalité. Aujourd’hui, et c’est je crois ce qui explique ce retour d’une oligarchie financière - le mot est de l’ancien chef de l’économie du Fonds Monétaire International -, l’Amérique au fil des décennies s’est totalement complètement désindustrialisée.
C’est quelque chose qui a fragilisé bien entendu l’économie américaine, qui a abouti à des pertes d’emplois massives et qui a eu recours à l’endettement. Et donc on a eu une montée en puissance du secteur financier qui s’est emparée de cette dette pour spéculer avec ses emprunts et ses crédits. C’est le premier point. D’autre part, cette disparition du secteur industriel classique a été marqué de façon corollaire par une montée en puissance en terme d’influence politique du secteur financier qui a retrouvé au fond toutes les prérogatives qui étaient les siennes au début du siècle. Le grand tournant ce sont, là aussi cela a été pour moi une surprise, les années Clinton et pas les années Reagan, comme on pourrait l’imaginer.
OB : Reagan développe les nouvelles technologies. Clinton supprime quant à lui le fameux Glass Steagall Act, ce qui lui permet, sur les conseils de Robert Rubbin et de Lawrence Summers (que l’on retrouve aujourd’hui aux côtés d’Obama) de déréguler la finance. Pourquoi cette fascination - tant chez Clinton que chez Obama (dont la campagne a largement bénéficié du soutien des financiers de Wall street) -, pourquoi cette fascination des démocrates pour la finance ?
EL : Il y a un exemple avec l’élection récente des gouverneurs. Vous avez comme gouverneur, dans le New Jersey, c’est-à-dire l’état voisin de New York, un homme qui vient d’être battu et qui s’appelle Corzine, je l’évoque à la fin de mon livre.
Parce qu’aujourd’hui l’une des grandes sources de profit des grandes banques d’investissement c’est la spéculation, notamment sur les infrastructures automobiles. Goldman Sachs est derrière toutes les entreprises de privatisation aux Etats-Unis commes les autoroutes. Quelque part les gens dans le New Jersey ont été indignés de voir que le gouverneur de leur état faisait rentrer son ancienne firme et était prêt à lui adjuger des infrastructures publiques que les citoyens avaient payé.
OB : Cela signifie-t-il que la politique a encore son mot à dire aux Etats-Unis ?
EL : Non, cela signifie que le citoyen a son mot à dire. C’est tout-à-fait différent. Il y a une formidable exaspération vis-à-vis de cette dérive. Je crois que c’est extrêmement salubre, bien entendu.
OB : Les Etats-Unis sont prêts à mettre de côté leurs industries de pointes (les nouvelles technologies, par exemple) au profit de la seule finance ?
EL : La finance ne va pas tout remplacer, mais elle est montée à un niveau de puissance sans équivalent. Le calcul établit par les Etats-Unis et les responsables américains était d’abandonner les industries qui n’étaient plus compétitives comme l’automobile ou autrefois l’acier, etc., au profit des industries du futur (NTIC).
OB : La puissance des Etats-Unis serait sa capacité à s’endetter et à lier ses créditeurs ?
EL : C’est la capacité à emprunter quotidiennement de quoi assurer le fonctionnement de leur appareil. La Chine avec 800 milliards de dollars a dépassé le Japon en terme de possession de bons du trésor américain. C’est le principal créancier des Etats-Unis et du monde. La Chine et les Etats-Unis ressemblent à des galériens enchaînés sur le même banc. Ils sont condamnés à ramer ensemble encore un bon moment.
OB : Vous écrivez qu’aux Etats-Unis le monde financier est de tous les secteurs d’activité le plus opaque. On peut dire ça de l’armement ou du nucléaire, non ?
EL : Premier point : de toute façon le monde financier ne fonctionne que sur l’opacité. Les industries de l’armement sont traduits devant des commissions du Congrès, obligés de rendre des compte, parce que très souvent les problèmes qu’elles élaborent sont des programmes qui fonctionnent avec de l’argent public. Donc même si c’est opaque il y a quand même des informations qui circulent.
OB : Certes, mais le fait d’avoir pris des mesures drastiques envers l’industrie automobile ne ressort-il pas du bon sens ?
EL : C’est certes une industrie finissante, sauf en terme d’emplois. D’autre part c’est une industrie peut-être en déclin, mais parce qu’aux Etats-Unis en effet les modèles sont inadaptés... Mais après tout on peut très bien imaginer qu’un gouvernement veuille restructurer ce secteur pour le rendre à nouveau plus compétitif dans les années à venir. Mais peu importe. Il y a tout de même eu une intervention de la part du pouvoir politique qui s’est révélée effectivement déterminante.
OB : Vous citez dans votre livre deux cas qui illustrent la forte intrication entre les milieux financiers et l’administration. Il s’agit de Peter Peterson et d’Harry Paulson. Le premier à été ministre du commerce de Nixon puis dirigeant de la banque Lehman Brothers. Il a joué « un rôle-clé, écrivez-vous, dans la coopération financière et commerciale accrue avec Moscou » et dans la coordination du blocus du Chili. Il est aujourd’hui conseiller d’Obama. Paulson quant à lui a carrément pris la place de Bush pendant un an. C’est ce que vous révélez dans votre livre
EL : Oui, c’est fascinant. Paulson était une espèce de vice-roi. A ce moment-là la crise est tellement forte que tout ce qui concerne la politique étrangère notamment, comme le dossier iranien ou irakien, est relégué à l’arrière-plan. Seule compte la gestion de la crise et la gouvernance. Et là Paulson prend les commandes, en effet. Bush les lui abandonne avec un grand soulagement. Peterson a également proposé Geithner comme ministre des finances puisqu’il siège aussi à la Federal Reserve de New York.
OB : Ce type de personnage tire-t-il les ficelles ou au contraire sont-ils instrumentalisés par les politiques ?
EL : Je pense que de toute façon les politiques ne peuvent pas faire l’économie de ce genre de personnages. Peterson se plaît à raconter une rencontre qu’il avait eu avec Bush, juste avant qu’il soit président, où il l’avait un peu admonesté sur son programme économique en expliquant ce qu’il devait faire. C’était sur un ton extrêmement badin et amusé du genre « j’ai vu tellement de présidents passer, vous n’en ferez qu’un de plus ». Il y avait une liberté de ton et même une certaine impertinence vis-à-vis du président, je crois que Bush venait d’être élu et qu’il n’était pas encore rentré en fonction. C’est là où Peterson a déclaré être un « gros matou de Wall street ».
OB : Vous expliquez d’ailleurs que l’URSS a raté sa mutation à cause de la lourdeur du système et pas du tout pour des raisons idéologiques anti-capitalistes
EL : Totalement. Au fond les élites financières avaient le désir de faire avec l’Union Soviétique ce qu’ils ont réussi plus tard avec la Chine. Et on voit très bien, ce qui m’a surpris, le niveau d’interdépendance et de connivence entre les élites chinoises et les élites financières américaines. Un homme comme Paulson est très proche des dirigeants chinois. Toutes les grandes banques d’investissement américaines sont allées en Chine afin de proposer des investissements et des crédits, y compris des crédits toxiques qui ont été en grande partie récupérés par la Chine qui en est très furieuse.
OB : Vous révélez dans votre livre que ce ne sont pas des centaines de milliards de dollars qui ont été prêtés aux banques, mais des milliers de milliards de dollars.
EL : Quand vous regardez les comptes de la Federal Reserve vous découvrez qu’il y a onze prêts d’un total de deux mille milliards de dollars en plus des sept cents milliards, donc, qui ont été accordés à un certain nombre d’établissements financiers, dans le cadre du plan de sauvetage.
OB : Pensez-vous que cette collusion entre la finance et le politique est aussi prononcée en Europe et notamment en France ?
EL : Il est clair qu’en Grande-Bretagne des liens entre plusieurs grandes banques et les milieux politiques, et curieusement chez les travaillistes (c’est un peu le même phénomène qu’avec les démocrates), sont étroits. Dans le cas de la France l’influence ou plutôt la capacité d’action des milieux financiers est très grande et la capacité des politiques à peser sur eux extrêmement réduite, malgré les déclarations martiales du président français de vouloir mettre les banques au pas.
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