Faux médicaments sur Internet : trafic sur ordonnance
Interview de Michel Koutouzis pour ce RDV de l’Agora consacré à Médicaments : trafic sur le net, un documentaire de Patrice Du Tertre et Michel Koutouzis diffusé sur France5 dimanche 1er mars à 21h25.

"Le commerce des médicaments sur le net comporte des producteurs en Ukraine, des conditionneurs en Allemagne, des hébergeurs aux Canaries, du stockage au Vanuatu, des comptes off shore à Chypre".
Dés le début de Médicaments : trafic sur le net, le ton est donné. Ce documentaire passionnant est mené comme une enquête policière par le journaliste Patrice Du Tertre et par Michel Koutouzis, consultant pour la Commission européenne et pour l’ONU, mais aussi rédacteur d’Agoravox.
Ci-dessous, pour les RDV de l’Agora, ce dernier répond à nos questions.
Le trafic de médicaments est un business juteux qui rapporte 40 milliards d’euros, soit près de 10% du marché mondial. Les mafias ne sont pas seules à profiter de cette manne qui revient pour une bonne part aux lobbies pharmaceutiques. Les tenants de l’ultra-libéralisme se moquent de mettre la santé des citoyens en péril. Ils bénéficient d’ailleurs de l’onction de la Commission européenne.
Comme dit un juriste de la cour confédérale Allemande dans ce documentaire, « avec Internet ça sera plus facile d’introduire de faux produits mais c’est le prix à payer pour la libéralisation du marché »…
Médicaments : trafic sur le net est le deuxième film réalisé par le tandem DuTertre et Koutouzis sur ce sujet. Ce deuxième volet s’intéresse particulièrement à l’Europe occidentale et notamment à l’Allemagne qui a dérégulé la vente de médicaments il y a 3 ans.
Conséquence : n’importe quel patient peut acheter ses médicaments via Internet. Les politiciens allemands ont pensé qu’ils feraient des économies en ouvrant le marché sur Internet car chez nos voisins, le trou annuel des assurances sociales représente un milliard de dollars. Mais une fois ce marché dérégulé, les Allemands se sont aperçus qu’ils n’ont pas réalisé d’économies. Les politiciens n’admettent toujours pas leur erreur. Mais, comme l’expliquent Patrice Du Tertre et Michel Koutouzis, la fiabilité de la pharmacie en ligne est impossible.
Un juge berlinois a interdit à Doc Morris de vendre des médicaments par Internet sur tout le territoire allemand. Mais la cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, la plus haute juridiction du pays, a cassé le jugement (finalement l’interdiction a été maintenue). Selon Joachim Bornkamm, un juriste de cette cour interrogé dans le film, « on contrôle les ventes sur le net comme on contrôle les ventes en pharmacie… ».
Harald Schweim, éminent professeur de pharmacologie à l’université de Bonn a tenté de vérifier cette assertion. Il a fabriqué un faux site de médicament. Verdict : « La validation de notre [faux] site a été confirmé par des contrôleurs acheteurs qui l’ont comparé à une pharmacie. Pour eux, il n’y a pas de différence réelle ». Les autorités sont donc dépassées. Dans Médicaments : trafic sur le net on apprend qu’il est très facile de falsifier des médicaments « parce que personne ne sait les identifier. Il existe maintenant de très bonnes falsifications en Europe », et notamment en Ukraine, pays où "là comme ailleurs, la libéralisation sauvage a engendré une élite mafieuse qui contrôle le pays". Selon le documentaire, seules 20% des sociétés ukrainiennes sont transparentes et irréprochables.
Les faux médicaments fabriqués en Ukraine sont transportés dans des camions qui appartiennent à la mafia et qui franchissent allègrement la frontière polonaise. Il est facile de corrompre les douaniers. Ensuite, franchir la frontière germano-polonaise est un jeu d’enfant. A partir de là le chargement des camions est reconditionné en Allemagne par une entreprise ayant pignon sur rue. Fabriqués en Ukraine les voilà transformés par magie en produits Made in Germany.
Pour comprendre comment se trame la libéralisation du marché du médicament en Europe, il faut se tourner vers la commission européenne qui a décidé en catimini de faire passer le médicament de la direction « Santé » à la direction « Commerce et entreprise ». Les médicaments deviennent ainsi un produit banal, soulignent les réalisateurs du film.
Ce qui se passe en Allemagne arrivera probablement tôt ou tard en France. Sauf qu’Outre-Rhin, sur cette question, il y a débat. Chez nous le syndrôme du nuage de Tchernobyl prévaut. Les médicaments trafiqués, explique un responsable de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (Afssaps) « sont en transit » dans notre pays. Bref, l’hexagone est un pays miraculé. En 2007 pourtant, la police a saisi dans un appartement parisien des dizaines de milliers de fausses pilules de Viagra fabriquées en Chine...
Pour en savoir plus Médicaments : trafic sur le net, c’est sur France 5. Citoyens attention, la dérégulation n’est pas bonne pour votre santé !
Pour les RDV de l’Agora, Michel Koutouzis répond aux questions d’Olivier Bailly
Olivier Bailly : Quelle différence entre votre premier documentaire et celui qui est diffusé sur France 5 ?Michel Koutouzis : C’est sa suite logique. Lorsqu’on fait un film sur les trafics de médicaments, on a toujours l’impression que cela ne concerne que les pays du tiers-monde. J’ai voulu montrer, avec ce deuxième film que ça concernait aussi les populations du monde occidental et que la manière la plus efficace pour pénétrer le marché européen c’est Internet. Donc dans le premier film je montre un peu le trafic de médicaments dans les pays du sud et dans celui qui est diffusé sur France 5, je montre le trafic de médicaments dans les pays du nord. Tant que l’on considère le médicament comme un produit comme un autre il est évident qu’il sera très difficile de lutter contre les trafics de faux-médicaments. Et que ça soit par Internet ou par boutre, c’est toujours pareil : on trouve quelles sont les failles du système et on les utilise. Dans Trafic de médicaments sur Internet, je montre bien que derrière l’informatique, les clics, etc. il y a des camions, des usines, des reconditionneurs, des pays trafiquants, etc. On aurait pu montrer les usines en Transnistrie, les bateaux qui remontent en Ukraine par la Mer Noire, les échanges entre faux médicaments et poissons dans certains port-francs…
OB : Faux médicaments et médicaments contrefaits, quelle différence ?
MK : Un médicament contrefait porte atteinte à l’industrie pharmaceutique. C’est une copie de la copie (ou du générique), qui a pratiquement le même principe actif et ça fonctionne très bien. Le problème est donc commercial. Tandis qu’un faux médicament, c’est un médicament dont la composition n’est pas exacte, qui a moins de principe actif.
OB : Vous évoquez les failles du système. On voit bien qu’en Europe elle sont favorisées par le législateur
MK : Absolument. La libre circulation des biens et des personnes c’est une chose, mais considérer le médicament comme une marchandise et le faire passer de la direction de la santé [à la Commission européenne. Ndr] à celle des entreprises qui prend particulièrement en compte les flux commerciaux c’est une faute stratégique.
OB : Quel a été l’effet logique et immédiat de la dérégulation du médicament en Allemagne ?
MK : En Allemagne il y a toute une série d’incidents comme des pharmaciens qui fabriquent leurs propres médicaments ou encore des discussions sur le fait de vendre ou non sur Internet… Le Législateur estime que des pharmaciens peuvent vendre via leur site web, mais de l’autre côté si ce site se situe en dehors du territoire national, on ne peut quand même pas commander les médicaments. Donc que fait-on ? On installe des portails dans des pays qui ne sont pas sous la juridiction de l’Allemagne. L’Allemagne a des aspects négatifs mais aussi positifs. Je préfère cette situation. Il y a débat, on en discute, on considère que c’est un problème, que c’est un problème grave, un problème de santé. Si j’ai choisi l’Allemagne pour le film ce n’est pas par hasard, mais parce qu’il y a un débat parlementaire, politique. Le juge de la cour confédérale l’explique bien : « c’est le prix à payer pour le libéralisme ». C’est très simple. Au moins il parle ouvertement. En France, je n’ai pas trouvé un seul juge, un seul fonctionnaire qui puisse me dire « c’est ça ou rien ». Si on choisit de tout faire circuler librement, eh bien il faut prendre certains risques. Ça, personne ne me le dira en France. Au contraire, on expliquera qu’on contrôle tout alors qu’on n’agit pas. Dans d’autres pays que l’Allemagne, comme l’Italie, la France ou la Grande-Bretagne, on n’en parle pas. Cela passe en catimini.
OB : En France le trafic de médicaments est carrément nié.
MK : Quand j’ai fait le film - j’ignore si la situation a changé depuis un an - nous sommes dans une situation de déni. D’ailleurs l’Afssaps, quand on lui demande ce qu’elle fait, répond qu’elle a édité une brochure et une feuille volante qui explique les dangers. Ils ne sont pas allés plus loin alors que leur travail est de contrôler le marché. Or, étant donné que ce marché est incontrôlable, faute d’effectif et de feuille de route on passe son temps à dire aux gens de faire attention.
OB : En Europe, quel rôle joue les lobbies de l’industrie pharmaceutique dans cette dérégulation ?
MK : C’est très important les lobbies. Et eux aussi ont une position de déni pour la simple raison qu’ils ne veulent pas qu’on se doute que certains des médicaments qui sont fabriqués en leur nom sont faux. Ils préfèrent donc se taire plutôt qu’introduire des procédures de contrôle. Aussi bien en Europe que dans le reste du monde. Les grosses entreprises préfèrent trouver des stocks de faux-médicaments et les détruire, ou mener une enquête policière (elles savent beaucoup de choses) sans communiquer plutôt que les gens pensent qu’il y a un risque de contrefaçon lorsqu’ils achètent un médicament. Ces entreprises ont subi de grandes pertes comme ces millions d’aspirines fabriquées en Transnistrie. Mais pas un mot. On n’a rien dit parce que justement si on en parle trop on va être enclin à introduire des règles beaucoup plus strictes. La libre-circulation, pour eux, c’est le summum et donc ils préfèrent essuyer les pertes et faire leurs enquêtes de leur côté.
OB : Y a-t-il des sites fiables de vente de médicaments ?
MK : Oui. En Allemagne, les pharmacies elles-mêmes peuvent vendre par Internet à leurs propres clients. La seule différence c’est que le client, au lieu de se rendre dans une pharmacie qui existe physiquement, passe sa commande par Internet, mais dans ce cas-là il doit procurer les papiers nécessaires, les ordonnances, son identité et vice-versa la pharmacie doit signer et enregistrer le commande avant de l’envoyer. Donc c’est un système sûr. Donc bien sûr qu’il y a des sites fiables, le problème c’est que le mécanisme législatif qui permet les sites fiables ouvre une brêche pour la vente par des sites qui ne le sont pas.
OB : Ce trafic n’est pas prêt de s’arrêter
MK : Bien sûr. Même si l’on commence à prendre des mesures un peu plus restrictives il ne s’arrêtera pas. C’est toujours la même histoire. On lance un produit sur le marché et ensuite on réfléchit sur les dérives possibles. Ce qui veut dire que le trafiquant a toujours une longueur d’avance. C’est comme les drogues de synthèse. Le temps de déterminer où est le principe actif et de l’interdire, on a devant nous deux, trois, quatre ans pendant lesquels on peut le vendre. Et à partir de ce moment-là on est déjà dans la logique de trouver la nouvelle formule, le nouveau réseau ou la nouvelle composition chimique qui mettra encore trois ans pour être rattrappée. On est dans une situation où l’on court toujours derrière…
OB : Est-ce qu’il y a un retour, une sorte de re-régulation du marché du médicament en Allemagne ?
MK : Oui. Il y a au niveau des pharmaciens eux-mêmes - on peut toujours leur dire qu’ils font ça pour préserver leur boutique -, mais les dizaines de milliers de pharmaciens représentent aussi un lobby très important qui essayent de faire reculer ces propositions. Quand j’ai fait le film, le site Doc Morris avait le droit de distribuer en Allemagne. Une décision de la cour suprême de Karlsruhe stipulait que la Hollande était aussi fiable que l’Allemagne. Mais aujourd’hui la cour européenne interdit de vendre des médicaments d’un pays à un autre.
OB : Imaginons qu’il soit à nouveau régulé que se passera-t-il ?
MK : Le trafic continuera sur le marché européen qui est très important. Car ce n’est pas seulement une question sanitaire. Tous les produits type excitants, calmants, Viagra, etc. énormément de gens, et cela va continuer pendant encore quelques décennies, ont honte d’aller à la pharmacie de les demander. Donc ils ne le commandent pas sur Internet parce que c’est meilleur marché, mais parce qu’il y a une résistance pour affirmer qu’on a une certaine faiblesse.
OB : Y a-t-il une police pour pister les contrefacteurs sur Internet ? Comment pratique-t-elle ?
MK : Oui. La raison de faire ce film était justement de montrer que lorsque l’on veut vraiment contrôler on trouve les outils. Sur les faux médicaments, ils sont minimes ou inexistants. On peut, si l’on veut et si l’on met le paquet, trouver des solutions ou au moins lutter efficacement - sans espérer une réussite à 100%. On arrive par exemple à identifier assez vite les sites pédophiles ou terroristes. Avec un coup de téléphone ou en menaçant l’hébergeur, sans autre formalité, c’est-à-dire en passant outre l’état de droit, oui on a des outils. Avec les médicaments on ne se crée pas ces outils.
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Crédit photo : davebirss
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