par Agnès-Mariam de la Croix
Les syndromes de la vague antichrétienne ont touché notre petit village de Qâra. Le 30 juillet, j’ai reçu cette lettre manuscrite signée par un sunnite de Qâra. Je la traduis aussi fidèlement que possible.
« À la respectable Dame du monastère Saint Jacques.
Nous vous informons, Madame, qu’il existe dans la ville de Qâra un groupe de terroristes qui n’ont ni foi ni loi qui instiguent au nom de l’Islam à tuer et à expulser nos frères chrétiens. De ces gens l’Islam est innocent et nous autres nous n’acceptons pas ces instigations qui proviennent d’une Fatwa (décret légal islamique) impie où on leur dit que les chrétiens n’ont ni foi ni loi et qu’ils sont des impies, qu’il nous faut les expulser de la ville de Qâra, brûler leurs maisons et violer toute femme parmi les leurs. Ils sont en train de monter le plus grand nombre (possible) de manifestants pour qu’ils puissent commencer à brûler les maisons des chrétiens ainsi que leurs églises et le monastère et ils ont l’intention de couper la route internationale, de saccager les propriétés publiques et privées et veulent agresser toute personne qui appuie Monsieur le Président et de s’en prendre aux chrétiens. Nous, dans la ville de Qâra, nous contrecarrons ces impies et nous sommes innocents d’eux jusqu’au jour du jugement.
Chrétiens et musulmans, nous formons un seul rang face à ces traîtres et nous regrettons de rapporter ces faits avec de telles paroles mais la nécessité n’a pas de loi. Ces personnes sont : Abou N. Al M. et ses fils, le grand instigateur (suivent huit autres noms). Ils disent aussi que le monastère, celui de Saint Jacques, revient de droit aux gens de Qâra (…) il faut donc qu’on rende le monastère aux habitants de Qâra, en d’autres termes aux musulmans et non aux chrétiens.
De plus, lorsqu’une manifestation est sortie pour appuyer Monsieur le Président ils avaient planifié de brûler les maisons de ceux qui ont répandu du riz et des sucreries sur la manifestation mais ils se sont rétractés à cause de leur nombre réduit, mais ils assurent : « dès que nous aurons un nombre plus élevé de manifestants nous voulons brûler leurs maisons pour qu’ils apprennent à ne (pas) répandre les roses et le riz sur les traîtres », suivant leurs propres termes, puisque d’après eux celui qui appuie Monsieur le Président est un traître. Toutes ces choses proviennent d’instigateurs qui payent l’argent et donnent des armes à ces chômeurs ou ces recherchés par la justice et nous, en leur nom, nous nous excusons auprès de vous, nos honorables et illustres frères. ».
Signé Amjad L.
Nous connaissons les personnes mentionnées : ce sont des islamistes qui vivaient de contrebande. Leur imam lançait des messages incendiaires envers les chrétiens durant les prêches du vendredi (ce qui amenait les gens de la sécurité à les remettre au pas). Amjad nous précise que ce groupuscule reçoit de l’argent en provenance des Émirats et le distribuent pour que les enfants et les femmes viennent grossir leurs rangs dans leurs manifestations hebdomadaires.
Cette mise en garde à notre encontre avait été précédée par deux incidents. Fin juin, des inconnus sur des motos, interceptés par les caméras de la paroisse, ont jeté des cocktails Molotov sur deux maisons chrétiennes à Qâra. Le même jour, des malfaisants avaient coupé tous les arbres d’un terrain appartenant à un chrétien aux abords de notre monastère. De concert avec le curé du village et les victimes de ces attentats, nous avons décidé de nous taire pour ne pas attiser les tensions, nous limitant à transmettre les faits aux autorités concernées. Quelle que soit sa teneur véritable, cette lettre permet de jauger à quel point les esprits sont surchauffés et nous alerte pour prévoir le pire : qu’à un moment donné des esprits faibles et influençables perdent le contrôle d’eux-mêmes.
A Qâra, c’est devenu un rituel qui se répète chaque semaine. Au sortir de la mosquée le vendredi, une cinquantaine de personnes font le tour du village pour scander des slogans indécents contre le Président Bashar El Assad et proclamer leur allégeance au cheikh Aaraour dont nous avons déjà parlé. Depuis quatre mois ils chantent à tue-tête, parfaitement impunis : « Bonne Nouvelle, bonne nouvelle pour toi Aaraour, notre Bashar s’est révélé être un sarsour ! » c’est-à-dire un cafard (Absher absher ya Aaraour, Basharna tole’sarsour !). Ils ont vandalisé la mosaïque qui représente feu le Président Hafez El Assad à l’entrée du village. De temps en temps les forces de l’ordre arrêtent les instigateurs et entendent leurs dépositions puis les relaxent. Le chef des gendarmes explique « ce sont de pauvres bougres ». La situation à Qâra, où transparaît la bonhomie de la population locale, forces de l’ordre comprises, ne correspond pas au tableau qui en est brossé sur le site « Syrian revolution 2011 » qui rapporte :
« Province de Damas : Qâra : Urgent : les intrépides de Qâra ont fait descendre le prédicateur de la grande mosquée de son pupitre et ont interrompu son discours… et cela à cause de sa lâcheté et de sa servilité… et ils mettent en garde les prédicateurs de ne pas faire comme lui car sinon ils auront le même sort… Les indépendants continuent à occuper les rues de Qâra en grand nombre pour faire tomber le régime. »
Or, les manifestants de Qâra sont en trop petit nombre (quelques centaines sur vingt trois mille habitants) pour faire quoi que ce soit de représentatif. Au contraire, ce sont eux qui reçoivent souvent des semonces de la part de leurs parents ou amis. Le cheikh Mouhammad Omar qui a été victime de leur discrimination est la personnalité musulmane la plus en vue. Le village en sa majorité a désapprouvé l’intervention intempestive de la poignée des opposants.
Nos concitoyens de Qâra sont solidaires de leurs frères martyrisés à Daraa, Hama, Jisr El Chaghour, Tel Khalakh. Ils affirment, et cette version est intéressante parce qu’elle rejoint la nôtre, que les manifestations étaient pacifiques mais que des intrus ont tiré simultanément sur les forces de sécurité et sur les manifestants. Ces derniers se sont « défendus » en massacrant les forces de l’ordre et en leur volant leurs armes. Au Liban, la guerre « civile » a été entretenue pendant des années grâce à des « intrus » qui tiraient sur les uns et les autres pour attiser leurs rancœurs mutuelles et les inciter à l’affrontement idéologique et confessionnel.
Les opposants de Qâra, comme la majorité des opposants en Syrie sont, comme les qualifient les Américains, des personnes rurales à la culture restreinte. Il est facile de les enrôler par des arguments fallacieux qu’ils adoptent par rectitude d’intention sans voir où mène le mouvement insurrectionnel. Même dérapage à bon escient de la part de Syriens qui vivent à l’étranger, tel le petit groupe qui réclamait le départ du « sanguinaire » Bashar El Assad le 12 août devant le consulat syrien de Genève. Vivant hors de la Syrie, ils ne se rendent pas compte que la situation est autrement compliquée et dangereuse.
Pour nous, la solidarité de nos frères sunnites de Qâra nous touche, qu’ils soient loyaux ou opposants. En renouvelant notre foi en le Seigneur Jésus-Christ qui est Maître de l’histoire nous avons renouvelé notre choix de demeurer en Syrie. Mais comme pour les moines de Tibhérine nous savons que, dans une situation de confusion comme celle qui régnait alors en Algérie et celle qui règne aujourd’hui en Syrie, l’irréparable peut se produire pour nous à n’importe quel moment, sans qu’on sache exactement qui l’a perpétré et pour quel motif. Cela semble bien loin de nous actuellement où la sagesse des Syriens, leur cohésion nationale et leur bon sens leur fait dépasser, à part des cas ponctuels, les instigations à la guerre civile et confessionnelle. Cependant cette dernière se profile à l’horizon comme une menace probable.
Devant la crainte fondée d’une velléité internationale de consécration de l’islamisme en Syrie j’ai pensé qu’il était important d’étayer ces considérations par une rétrospective sur l’histoire des chrétiens en Orient. Ceci devrait également permettre de mieux comprendre la position des chrétiens en Syrie. Je me dois de rappeler que je ne suis pas le porte-parole des chrétiens et que mon témoignage et mon analyse n’engagent que moi-même.
Agnès-Mariam de la Croix
Extrait de l’article : « Syrie : entre conflits armés et dialogue interne »
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