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SEPH SEPH 10 avril 2011 10:01

Comment faut-il comprendre ce qui est en train de se passer en Lybie ?

Comment expliquer cette intervention onusienne, qui prend une tournure surréaliste et
crée un précédent lourd de conséquence pour le devenir de la « gouvernance
 » à l’échelle mondiale ? 

Qu’est-ce que la « gouvernance » ? 

C’est cette tendance de plus en plus marquée, dans le chef des puissances,
à intervenir là où bon leur semble, sans plus tenir compte des règles
précises du droit international, dans le but, officiellement, de gérer une
crise qualifiée « d’humanitaire », sous le prétexte d’agir de manière
rapide et pratique. 

Cette tendance s’est développée après l’effondrement de l’Union
soviétique et la disparition de la logique bipolaire qui régissait les
relations internationales, chacune des deux superpuissances, Etats-Unis et URSS,
protégeant ses alliés de l’ingérence de l’adversaire. Ainsi, depuis le
début des années 1990’, même si la Russie et la Chine tiennent à leur pré
carré (à l’échelle régionale du moins), les Etats-Unis et leurs alliés
européens, à travers l’alliance militaire de l’OTAN, ont commencé à
dominer la scène internationale et à intervenir tous azimuts, là où leurs
intérêts les y portent, et sans nécessairement tenir compte du droit et des
prérogatives de l’ONU : en Afghanistan, en Irak, au Kosovo, plus récemment
en Côte d’Ivoire… et à présent en Libye. 

Dans le cas de la Libye, c’est la France de Nicolas Sarkozy, nouvel allié
privilégié de Washington et dès lors soutenu par elle en contrepartie, qui a
été le promoteur de l’intervention : après avoir un peu trop rapidement
lâché son ancien allié, Mouammar Kadhafi, et reconnu les rebelles comme
nouveau gouvernement légal, Paris s’est retrouvée Gros-Jean comme devant
lorsque Kadhafi a repris la main ; d’où cet acharnement d’Alain Juppé, le
ministre des Affaires étrangères français, à arracher au Conseil de
Sécurité une résolution autorisant l’intervention en Libye. 

Pour ce faire, une pirouette rhétorique, bien que cousue de fil blanc, a
été exécutée : la rébellion, armée, qui tente de renverser le régime de
Kadhafi, rébellion partisane (la « révolution » libyenne est en réalité
une guerre civile entre les clans tribaux de la région de l’est, Benghazi et
Tobrouk, et la majorité des Libyens, favorables à Tripoli), s’est comme par
magie transformée en une « révolte de civils sans défense », en proie à la
vengeance meurtrière du chef de l’État libyen. 

C’était en effet la condition sine qua non à la légalité d’une
intervention onusienne dans les affaires intérieures libyennes : le principe
fondamental qui régit les rapports entre les État consiste en la
non-ingérence ; chaque État est souverain à l’intérieur de ses frontières
et seul le gouvernement, qu’il soit démocratique ou pas, a la légitimité
pour user de la force et maintenir l’ordre. Toutefois, le Conseil de
Sécurité de l’ONU peut autoriser une intervention, mais dans le seul cas où
serait en cours un génocide ou un crime contre la population civile. 

De là, le discours martelé par la France et partout redit : « nous
intervenons pour protéger des civils, avec l’accord de la communauté
internationale, y compris celui des nations arabes, et dans le cadre d’un
mandat de l’ONU ». 

Mais de quelle « communauté internationale » s’agit-il, si non du petit
club des États occidentaux (et encore, pas de tous)
 ? En effet, la résolution
n’a été avalisée ni par l’Inde, ni par la Chine, ni par la Russie, ni par
le Brésil. Elle est critiquée par la Turquie et même par l’Allemagne, qui a
décidé de suspendre la participation de sa marine aux manœuvres de l’OTAN
en Méditerranée, pour être certaine de ne pas devoir intervenir dans
l’affaire en cas d’extension du conflit. Quant aux nations arabes, elles se
résument à trois monarchies, depuis toujours gagnées aux intérêts
états-uniens : l’Arabie saoudite et deux petits États, le Qatar et les
Émirats arabes unis, lesquels, paradoxalement, laissent leur voisin, le roi du
Bahreïn, massacrer son peuple en révolte, qui est, lui, réellement sans
défense (mieux, l’Arabie saoudite a envoyé des troupes en renfort au
monarque bahreïni). 

En outre, ce dont aucun média n’a fait écho, plusieurs des leaders des
rebelles ne sont pas à proprement parler des démocrates « épris de liberté
 »... 

À commencer par le président du « Conseil national de Transition » qui
ambitionne de remplacer le gouvernement Kadhafi, lequel n’est autre que
Mustapha Mohammed Abud al-Jalil, ancien ministre de la justice de Kadhafi,
nommé à ce poste car il appartient à la même tribu que l’épouse du
dirigeant libyen.  

En décembre 2010, Amnesty International avait dénoncé Mustapha Abud
al-Jalil comme l’un « des plus effroyables responsables de violations des
droits humains en Afrique du nord ». C’est lui qui, notamment, avait condamné
à mort les cinq infirmières bulgares détenues en otages par le régime, avec
un médecin palestinien, et, libérées, suite à l’intervention
hyper-médiatisée de Cécilia Sarkozy, l’épouse du président français,
après huit années de calavaire, pendant lesquelles elles furent maltraitées
et violées (ainsi donc, la boucle est bouclée...). Ce qui a valu à Nicolas
Sarkozy la colère du premier ministre bulgare Boïko Borissov, lorsque ce
dernier a appris la reconnaissance unilatérale par Paris du « Conseil national
de Transition ». 

Autre exemple éloquent, parmi les « démocrates » et « défenseurs des
Droits de l’Homme » soutenus par la coalition, le général Abdul Fatah
Younis, nommé à la tête des « forces armées « civiles » » rebelles. 

Ancien ministre de l’intérieur libyen, Abdul Fatah Younis a également
dirigé la police politique. Il était donc en charge de la répression et des
tortures exercées sur les opposants au régime du colonel Kadhafi, dont il
semble qu’il ait, en fin de compte, décidé de prendre le trône... 

Sont-ce là les civils « épris de liberté » que la coalition est sensée
protéger ? 

Enfin, le mandat de l’ONU. A l’origine, il s’agissait de mettre en place
une zone d’exclusion aérienne. Par la suite, la France a réussi à imposer
un texte autorisant les États à « tout mettre en œuvre » pour protéger les
civils, contenu déjà plus vague et propice à l’interprétation… 

Néanmoins, l’objectif est demeuré précis : la protection des civils. 

Pourtant, à peine la résolution votée, la France s’est empressée
d’engager le combat contre les forces armées libyennes (l’armée
régulière obéissant au gouvernement légitime) et a commencé à détruire
ses infrastructures. Des missiles, qui ont fait de nombreuses victimes civiles
,
ont été tirés par les Britanniques et les États-uniens depuis des navires ;
certains visaient directement la résidence du chef de l’État libyen ( !). 

Sans complexe, devant « l’incapacité des rebelles à profiter de l’aide
de la coalition pour remporter la victoire » (sic), certaines chancelleries ont
même proposé de « fournir des armes lourdes aux insurgés » (sic), car « il
est évident que les populations civiles ne pourront être en sécurité
qu’une fois Kadhafi parti » (sic). 

Il est en outre désormais bien établi que la coalition « internationale »
a dépêché aux rebelles des conseillers, qui coordonnent les opérations
militaires et les mouvements des troupes des insurgés et les frappes des forces
franco-britannico-états-uniennes.
Autrement dit, les frappes de cette
coalition, non seulement, ont enlevé la maîtrise de l’air au gouvernement
libyen mais, surtout, ont objectivement et délibérément soutenu la
progression des rebelles. La coalition a fourni une force aérienne aux
insurgés. 

L’objectif poursuivi, comme on l’aura compris, n’est donc nullement la
protection des civils, mais le renversement du gouvernement libyen et son
remplacement par les leaders de la rébellion. 


En d’autres termes, cette coalition est en train d’appuyer une tentative
de coup d’État, en faveur duquel elle a pris parti. 

L’intervention en Libye constitue incontestablement un acte de guerre,
illégal, envers le gouvernement libyen. 

C’est aussi une ingérence patente dont les motivations, évidemment liée
à la question pétrolière et gazière, s’inscrivent sans ambiguïté aucune
dans le cadre d’une politique néocoloniale qui crie son nom. 

En cela, la résolution 1973 et l’intervention en Libye constituent un
précédent dangereux pour la souveraineté des peuples : ce précédent
pourrait être le justificatif et le premier acte d’une longue liste
d’interventions à venir, au Venezuela, en Amérique latine, en Afrique, en
Iran…
Partout où le commande l’intérêt des puissances, la moindre
opposition au gouvernement en place, même extrêmement minoritaire, voire
organisée et téléguidée depuis l’étranger (comme ce fut le cas lors des
célèbres « révolutions colorées »), pourrait être instrumentalisée de
sorte à justifier une intervention. 

En Iran, par exemple, la forte minorité d’opposants au gouvernement du
président Ahmadinejad, si répression des manifestations il y avait à nouveau,
pourrait servir de prétexte à une intervention de soutien à la population
civile, exactement comme en Libye. La livraison d’armes à l’opposition
serait alors envisageable, de sorte à renverser le gouvernement iranien (au
risque de passer par une période de guerre civile et de dévaster le pays). 

La question pour l’avenir : après l’Irak, après la Libye… à qui le
tour ?




Pierre PICCININ
Professeur d’histoire et de sciences politiques
Website : http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com


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