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eurobubbler 11 mai 2014 18:54

Chers tous, 


Je suis avocat en droit de la concurrence, et Agoravox doit vous remercier puisque votre article m’a immédiatement incité à y créer un compte pour apporter un éclairage un peu plus technique sur plusieurs questions que vous soulevez. Mon commentaire tombe naturellement comme un cheveu sur la soupe, mais j’espère qu’il remettra en cause certaines erreurs de conception sur l’Autorité de la concurrence. Prenez donc une tasse de thé et prenons notre temps, de toute façon nous ne sommes pas nombreux.

Il n’y aucunement d’assistance passive à la mort du crédit de l’Autorité française de la concurrence. Bien au contraire, celle-ci est évaluée depuis plusieurs années comme étant en pointe au niveau mondial et européen, tant au niveau de la rigueur de son analyse économique que de sa maitrise procédurale dans ses enquêtes, avec un taux d’annulation de ses décisions à la suite de recours devant la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation négligeable. L’analyse qui fait la plus autorité dans le secteur est l’évaluation réalisée par la Global Competition Review, qui a toujours donné 5 étoiles sur 5 à l’Autorité de la concurrence, comme son homologue allemande, la Commission européenne ou le Department of Justice américain. L’Autorité de la concurrence est reconnue en Europe et dans le monde, et son président Bruno Lasserre participe très régulièrement à des conférences européennes et internationales. Ce n’est pas le cas de beaucoup d’autorités de concurrence.

Justement, l’enquête qui sera menée dans la fusion SFR/Numéricable en est un exemple. La Commission européenne est extrêmement jalouse du secteur des télécoms et souhaite éviter toute différence d’analyse sur l’économie de ce marché. Elle a donc à plusieurs reprises demandé aux autorités nationales de concurrence de lui transmettre la compétence pour mener les enquêtes de concurrence sur ces dossiers, et ce même lorsque les fusions en cause n’ont pas la « taille » requise pour être de dimension européenne. Cela n’a pas été le cas pour SFR/Numéricable, le Commissaire européen en charge de la concurrence, Joaquin Almunia ayant à plusieurs reprises confirmé la compétence de l’Autorité française de la concurrence pour mener cette enquête. Aucune perte de crédit au niveau européen, bien au contraire. 

Vous mentionnez l’ingérence indue ou la lenteur de l’Autorité de la concurrence dans ce dossier. Ce qui vous choque relève en fait de banalités procédurales.

Ne soyez pas choqués que l’Autorité de la concurrence analyse « en amont » les dossiers. C’est une phase de la procédure pendant laquelle aucune décision n’est prise, qui vise à prendre contact entre avocats des entreprises et l’équipe d’enquêtes de l’Autorité de la concurrence, et à recueillir et traiter de nombreuses informations. Une fois le dossier complet, les avocats des entreprises notifient formellement à l’Autorité de la concurrence la demande d’autorisation du projet de fusion. Et cette procédure est justement marqué par des temps très courts - raison pour laquelle régulateurs, avocats et économistes travaillent ensemble avant cette notification pour avoir tout ce qu’il faut : après la notification, il est trop tard. La première phase d’enquête (Phase 1), qui suffit dans la plupart des cas, ne peut durer que 25 jours ouvrés. La phase préliminaire peut souvent durer plusieurs mois.

Mais il n’y a aucun mystère à ce que l’enquête de concurrence dans SFR/Numéricable soit approfondie. C’est une des plus grosses opérations dont l’Autorité aura à traiter, et sur une situation très complexe de concurrence. Les questions sont de savoir comment va fonctionner le marché après la fusion : est-ce que les clients (particuliers ou entreprises) ADSL SFR font passer à du câble Numéricable ? Comment va-ton proposer aux clients Numéricable du mobile SFR ? Comment les choses vont se passer en Outre-Mer, ou Numéricable est, par Outremer Télécom, très présent dans le mobile ? Quel impact cela peut-il avoir sur l’investissement dans la fibre optique et des innovations par les services ? L’Autorité doit « juste » imaginer le fonctionnement du marché des services de communications électronique après la fusion, et voir son effet sur la concurrence. Quiconque a fait des projections sur son propre budget sur l’année prochaine doit comprendre la difficulté à imaginer le développement d’une industrie sur 20 ans.

Alors l’Autorité aura besoin de temps, et la procédure lui permet, en cas de doute sérieux d’atteinte à la concurrence, de prolonger son enquête pour 65 jours ouvrés supplémentaires (parfois plus, selon le comportement des entreprises, mais tout est décompté dans l’article L. 430-6 du Code de commerce).

J’ai fait le calcul, par curiosité malsaine dont vous m’excuserez. Si l’opération était notifiée à la date de publication de votre article (ce qui n’est pas encore le cas), l’Autorité devrait rendre une décision avant le 20 septembre (soit 5 mois). Ajouter à cela la phase préliminaire, on peut arriver facilement à 9 mois. Numéricable l’a d’ailleurs fort bien prévu puisqu’elle pense valider son opération au plus tôt fin Septembre, au plus tard avant la fin de l’année. Nulle ingérence ou pré-jugement (sinon à être faussement imbécile), au contraire, ce calendrier a nécessairement été calculé avec les entreprises et leurs conseils, puisque la durée de cette procédure peut avoir de nombreuses répercussions sur la fusion et sa planification.

Ces 9 mois ne sont pas un temps abominablement long. Pendant ce temps, la transaction est suspendue, mais cela n’empêchera pas de s’intéresser à l’emploi, aux synergies, aux questions fiscales, de structure, de cotation en bourse, etc. Une telle opération ne se boucle pas en quelques semaines (voir par exemple l’exemple de Publicis/Omnicom, qui même après l’accord de presque toutes les autorités de concurrence, n’a pas pu surmonter d’autres problèmes fiscaux et de gouvernance d’entreprise).

Quant aux propos rapportés de l’actuel Ministre de l’économie, je crois que vous en avez fait une mauvaise lecture, puisque chronologiquement, il s’agissait surtout d’un signe de défiance envers l’Autorité et la politique de concurrence, au moment où Montebourg cherchait absolument à relever les prix dans le secteur des communications après le lobbying intensif des trois autres opérateurs. Bref, c’est tout le contraire de ce qui est avancé dans l’article. Je souhaite bien du courage d’ailleurs à Montebourg pour faire pression sur le collège de l’Autorité, irrévocable et dont la nomination lui échappe. Ce serait une casserole de plus sur des étagères déjà bien chargées.

Las, cette dernière observation faite, il ne reste malheureusement plus rien de votre article à commenter. 

Je reviens toutefois sur le commentaire éclairé Spartacus : il n’y aucune démission à exiger des membres du collège de l’Autorité de la concurrence qui sont nommés parmi les membres de la Cour de cassation, de la Cour des comptes ou du Conseil d’Etat (comme la loi l’ordonne). Ils sont mis en disponibilité de leur institution d’origine (pour les vice-présidents, qui occupent cet emploi à temps plein) et ne peuvent plus siéger dans des formations qui mettraient en cause l’Autorité de la concurrence (ce qui est normal : ils seraient juges de la décision qu’ils ont eux-mêmes adoptés, ce serait voyant s’il leur venait l’envie folle de forcer la chance). De plus, le collège a une composition panachée, avec des DG du privé qui interviennent aussi (là encore avec des règles de conflit d’intérêt puisqu’ils doivent se déporter quand leur entreprise ou eux-mêmes ont un intérêt à la décision).

Je vous remercie de votre (très faible, je n’en doute pas) attention !



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