1973-2013 : De l’Etat souverain à l’Etat soumis
L’Etat qui, il n’y a pas si longtemps, décidait, orientait, désormais rafistole : il tente - avec des moyens diminués face à des besoins croissants - de corriger les dégâts sociaux causés par un pouvoir qui n’est plus le sien. Il cède ses actifs, qui sont ceux de la nation, et confie ses services à « l’initiative privée ». La philanthropie est requise pour suppléer, là où elle le veut bien, au désengagement public et l’on fait la fête au Qatar qui vient au secours de nos banlieues.
Au cours des 40 dernières années, l’Europe et les Etats qui la composent ont connu - et souvent promu - des évolutions qui ont bouleversé la hiérarchie des pouvoirs entre la puissance publique et le monde économique et financier.
La doctrine ultralibérale professe que l’initiative privée doit être reine, l’économie et la finance libres de toute entrave, les frontières perméables sans condition aux marchandises et capitaux de toutes origines et que, de façon générale, le rôle de l’Etat doit être réduit à sa plus simple expression, notamment par l’abandon du pouvoir monétaire et par l’application opiniâtre des principes de privatisation et de libéralisation.
Tel serait le tribut à payer au marché, dont les rouages se chargeraient d’apporter en retour à la société les bienfaits d’un développement autorégulé.
Cela fait maintenant quelques décennies que ces théories sont mises en oeuvre et chacun peut constater que, en Europe, ni l’autorégulation ni les bienfaits (sauf pour une minorité) n’ont été au rendez-vous. En 2002, Georges Soros, orfèvre en la matière, a pu écrire « Le commerce international et les marchés financiers globaux ont fait la preuve de leur capacité à créer de la richesse, mais ils ne sont pas en mesure de satisfaire un certain nombre de besoins sociaux. Parmi ceux-ci, on trouve le maintien de la paix, la réduction de la pauvreté, la protection de l’environnement, l’amélioration des conditions de travail ou le respect des droits de l’homme : ce que l’on appelle, en somme, le bien commun ».On ne saurait mieux dire, et la crise en cours n’avait pas encore sévi !
Le seul de ses objectifs que l’ultralibéralisme ait véritablement atteint est lourd de conséquences pour le présent et de menaces pour l’avenir : l’Etat a été doublement laminé, par l’abdication de pans entiers de ses prérogatives et par l’épuisement de son crédit, abondamment mis à contribution pour sauver de la ruine les apprentis sorciers de la finance et pour secourir les laissés pour compte du système. Contraint de se financer sur le « marché », auquel il a accordé le privilège de prêteur exclusif, l’Etat s’est placé sous la tutelle de ce nouveau maître que Montesquieu (L’esprit des lois) avait si bien débusqué : « Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince même : il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois. »
L’Etat, dans cette affaire, aura été la victime de ses propres décisions. Certes, des écoles de pensée ont théorisé les articles du nouveau dogme et des intérêts se sont employés à les propager et à en obtenir la mise en œuvre, mais ils n’auraient pu aboutir à leurs fins sans l’assentiment - enthousiaste ou résigné selon les cas - de la puissance publique. La nouvelle foi n’a pas seulement été mise en pratique ; elle a été inscrite dans le marbre des lois et des traités, comme pour proclamer sa pérennité et son intangibilité.
L’Etat qui, il n’y a pas si longtemps, décidait, orientait, désormais rafistole : il tente - avec des moyens diminués face à des besoins croissants - de corriger les dégâts sociaux causés par un pouvoir qui n’est plus le sien. Il cède ses actifs, qui sont ceux de la nation, et confie ses services à « l’initiative privée ». La philanthropie est requise pour suppléer, là où elle le veut bien, au désengagement public et l’on fait la fête au Qatar qui vient au secours de nos banlieues. Le char de l’Etat s’est transformé en ambulance et en voiture balai. Il n’ouvre plus la voie, il suit le mouvement que d’autres impriment à la société. Sait-il encore où il va et où il nous emmène ?
L’Union européenne est souvent présentée comme la grande responsable de ces mutations. C’est oublier un peu vite que, si elle en a bien été un facteur d’accélération et d’amplification, ce sont les Etats qui l’ont faite et voulue ainsi. Les réformes nationales ont d’ailleurs souvent précédé les réformes européennes. En France, la loi du 3 janvier 1973 sur la Banque de France a précédé de presque 20 ans l’article 104 du traité de Maastricht qui interdit à la BCE et aux banques centrales des États membres d'accorder des crédits aux institutions publiques de la zone. Si nous en étions resté aux règles qui ont prévalu pendant les trois décennies de l’après-guerre (celle de 39-45), la dette publique en France serait aujourd’hui de l’ordre de 20 % du PIB au lieu de dépasser les 90 %.
L’Europe semble s’être résolue, si l’on en juge par ses traités et par les réseaux d’influences qui la colonisent, à n’être que l’intendante des milieux économiques et financiers. Lorsque Monsieur Karel de Gucht, Commissaire européen au commerce, déclare en octobre 2012, suite à l’évocation par Arnaud Montebourg de mesures protectionnistes : « S'il tente de le faire, il va trouver Bruxelles (…) sur sa route !… », sans doute croit-il qu’il exerce le pouvoir européen. Il se trompe. Il n’est que la voix de son maître : le marché. C’est ainsi que « Bruxelles », même si bien sûr on y trouve plusieurs courants d’opinion, en est venue à nourrir l’image d’une Europe tatillonne, punitive et servile, adepte de « l’économie sociale de marché », sandwich emblématique des contorsions sémantiques de l’Union : entre l’économie et le marché, le social occupe la place qu’on veut bien lui laisser : à l’ombre et à l’étroit.
Les règles de vote au sein de l’Union sont telles que, chaque fois qu’il faut se décider sur un sujet d’envergure, le Non a infiniment plus de chances de l’emporter que le Oui. Quand il faut décider vite, ce n’est pas l’Union qui est à la manœuvre, ce sont quelques Etats « pilotes », qui se préoccupent ensuite de maquiller leur coup de force en démocratie européenne.
Voila où nous en sommes. L’Europe aujourd’hui, ce sont des Etats soumis, au sein d’une Union paralytique, le tout subissant la loi du marché. Dans ces conditions, les citoyens peuvent bien mettre le bulletin qu’ils veulent dans l’urne, cela ne change pas grand-chose. Quand ils se seront lassés de cet état de fait, ils se tourneront vers des solutions radicales.
La succession de crises qui a accompagné la montée en puissance de l’ultralibéralisme a propulsé les thèmes de l’endettement, du chômage, de la dépression sur le devant de la scène. Il en est résulté une focalisation de la réflexion et de la communication sur les problématiques économiques, et les « économistes sérieux », tels les Diafoirus de Molière, nous entretiennent à longueur d’antenne des vertus comparées de la purge et de la saignée, faisant assaut de considérations savantes qui renforcent les auditeurs dans la conviction d’être désormais les jouets de mécanismes hors de leur compréhension et hors de leur contrôle.
C’est précisément là qu’est le noeud du problème : la sphère économique et financière est hors du contrôle des citoyens parce que le pouvoir politique lui-même en a perdu le contrôle. Assainir et vivifier la démocratie par la réforme de nos institutions est manifestement un sujet à l’ordre du jour, mais cela ne suffira pas à redonner aux électeurs, via leurs représentants et gouvernants, les pleins pouvoirs sur des mécanismes qui sont aujourd’hui les premiers déterminants de leurs modes de vie.
Pour redonner aux populations les moyens de choisir le modèle de société dans lequel elles veulent vivre et aux gouvernants les moyens de répondre à cette attente, il faut remettre en concordance les territoires sur lesquels s'exercent respectivement les pouvoirs politique et financier et restaurer la primauté du premier sur le second. Le monde de l’entreprise, le vrai, bénéficierait lui aussi de cette remise en ordre, car la finance spéculative à courte vue est antinomique d’une stratégie économique durable.
A un moment où l’on peut penser que, en l’absence de « gouvernement mondial », ce sont les relations et négociations entre grandes régions mondiales qui vont réguler la société, l’Europe, qui est aujourd’hui à la fois la première économie et la puissance la plus diminuée de la planète, serait bien inspirée de rompre avec son enlisement actuel et de donner l’exemple du sursaut. A défaut d’entente à 27, peu probable, il appartient aux Etats qui veulent prendre l’initiative de ce mouvement de se grouper et de faire comprendre qu’une autre Communauté peut et doit naître au sein de l’Union européenne.
A suivre …
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