A Guantanamo, où on soufflait aux oreilles des prisonniers, l’affaire de Karachi rebondit
Hier on avait appris quelques turpitudes supplémentaires à propos de Guantanamo. Aujourd'hui, les preuves s'accumulent sur la gestion d'un camp d'internement où était pratiqué journellement la torture, et où l'on a essayé de tirer les vers du nez à des prétendus terroristes (certains l'étaient vraiment ne me faites pas dire le contraire de ce que je souhaite dire), dans le seul but de gonfler un dossier du 11 septembre aussi plat qu'une limande. Car ne nous leurrons pas : l'existence même de Guantanamo est directement liée à faire reconnaître, à coups de tortures diverses, une implication bien plus grande que celle effective à des terroristes bien incapable de faire foncer quatre avions sur des objectifs précis. Torturés, certains ont tout avoué : ce qu'on leur avait soufflé, pour la plupart, 20 heures sur 24 pendant au minimum trois ans d'affilée, avec des moyens de pression dignes de la Gestapo. Résultat, le dossier à charge réuni ne tient pas plus debout que la magie avec laquelle des pilotes incapables de faire voler des Cessna auraient réussi à foncer dans des tours ou des immeubles. Mais pour garder un semblant de vraisemblance, à cette œuvre abracadabrantesque, il fallait des coupables, et si possible avec des aveux circonstanciés. Même si pour ça il aura fallu faire passer un individu 183 fois au supplice du waterboarding, que certains viennent évidemment déjà défendre en disant que ça ne fait pas de mal. Il faut oser, mais comme dans le cas du 11 septembre et de Guantanalo, c'est simple, on a tout osé. Audiard avait un avis que je partage sur ceux qui agissent ainsi... et qui finiront bien un jour par tomber. L'histoire ne laissera pas pareille forfaiture en déshérence.
La nouvelle preuve des méthodes sidérantes nous provient d'un article du San Francisco Chronicle en date du 26 avril, reprenant une dépêche d'AFP sur les textes balancés par Wikileaks sur le cas de Guantanamo, que je n'ai eu de cesse ici de dénoncer, à vrai dire (entre autres, ici et là, et encore ici). Les documents qui sortent aujourd'hui me rassurent d'une certaine manière : ce que je vous avais dit était bien vrai. Parmi la véritable Cour des Miracles réunie à Guantanamo par tous les moyens possibles (hier on a vu le ramassage à la volée de témoins d'une explosion ou celle de gamins vendus par des afghans qui les accusaient d'être des terroristes, ou des policiers de l'ineffable Karzaï qui avaient chargé des habitants d'un meurtre de soldat US alors que c'étaient eux les responsables), on a trouvé de tout. Et dans le lot, un homme surtout a retenu mon attention.
Obnubilés par le mot Al-Qaida, façon Power of Nightmares (dont je vous recommande encore une fois le visionnage), les soldats américains ou pakistanais, qui ont travaillé main dans la main pour remplir la prison cubaine, ont parfois raflé de drôles de gus. L'un d'entre eux s'appellait Adil Hadi al Jazairi Bin Hamlili, il était barbu et posait de façon goguenarde devant la caméra. L'homme était algérien, et avait été accusé par les services US d'avoir été un "faciliteur (celui qui met en relation), un porteur de courrier, un kidnappeur, et un assassin au profit d'al-Qaida". Bigre, voilà un CV qui lui promettait des hivers nus dans une cellule sans chauffage, à coup sûr. Assassin, pour sûr il l'avait été : c'est lui qui "aurait été à l'origine de deux explosions à la grenade dans des églises protestantes en mars 2002 au Pakistan, à Islamabad", précise The Guardian, ainsi que d'une attaque similaire "dans un hôtel de luxe" à Karachi. Le premier attentat avait provoqué la mort de cinq personnes, dont un diplomate américain et sa fille, et avait été directement imputé au mouvement Lashkar-e-Jhangvi, groupe sunnite réputé... proche d'Al-Qaida : on est bien dans la logique de "Power of Nighmares" et dans celle de la manipulation des extrémistes de Mumbaï, orchestrée je vous l'ai dit par un membre de la CIA, Michael Headley, depuis purgeant une peine à vie on ne sait où... Le problème, c'est qu'une fois extrait du Pakistan et ramené en 2003 à Bagram, tout d'abord, notre terroriste va se mettre à beaucoup raconter., sa vie et celle des autres. Ramené bien sûr lors d'un de ces vols de "renditions" dont je vous ai aussi longuement parlé. Incapable de l'arrêter, le "taliban". Et ce qu'il va dire va laisser pantois les services US... et aujourd'hui devrait laisser pantois la presse française, qui va à mon avis laisser filer l'info sans s'en apercevoir tout de suite. Car le second "hôtel de luxe" visé n'est autre que celui de Karachi, et les personnes tuées par une "bombe" étaient françaises. Ce sont les onze malheureux ingénieurs dont on a fait sauter le car pour de bien ténébreuses raisons, dans lesquelles apparaît à un moment notre bon président, alors collecteur de fonds pour Mr Balladur...
C'est l'un des découvertes de ce dossier, la seconde étant que notre lanceur de grenades attiseur de haines confessionnelles et assassin de civils français est aujourd'hui libre comme l'air, figurez-vous, voilà qui n'est pas commun non plus, à vrai dire. Libre comme l'air, car il a été relâché en 2008, et ça va donc faire deux ans et demi qu'il court.. en Algérie, où on a bien entendu perdu sa trace je suppose. Pourquoi l'avoir relâché, me direz-vous ? Oh, ce n'est pas faute de lassitude à son absence de réponses. Comme je vous le disais, il a été l'un des prisonniers parmi les plus bavards. Selon ceux qui l'ont interrogé, il a même "balancé" ses co-détenus. Pas autant, remarquez, que le dénommé Mohammed Basardah, lui aussi détenu à Guantanamo, qui en a balancé 123, mais pas mal quand même (la privation de sommeil se révèle efficace : voyez bien que c'est une méthode à recommander aux tortionnaires !). Ayant été présent à Tora Bora (ah, voilà qui devient très intéressant !), l'homme a su décrire tous ceux qui y étaient et ce qu'ils y faisaient. Et a su aussi dénoncer ses petits camarades comme ayant eux aussi été sur place. Le problème, raconte Wikileaks, c'est que ses souvenirs ont souvent varié. Mais comme les interrogateurs n'étaient pas là pour obtenir la vérité mais fabriquer la leur, on a gardé précieusement ses témoignages, inventés ou o-pas. On a même fait mieux : on a laissé le Sheik Mohammed en personne, toujours recordman non battu du waterboarding corroborer ses dires. Selon lui, c'est bien Adil Hadi qui a balancé les grenades sur les temples protestants, mais il n'a pas confirmé les faits pour Karachi, où notre héros du jour serait seulement "fortement soupçonné". Voilà qui devrait être transmis au parquet de Paris, je pense ! Ou au juge Trevidic !!!
Pour Osama, notre homme a clairement affirmé qu'il était parti... plein nord, de Tora Bora. Alors que selon toutes les informations qui ont amplement circulé début 2002, il serait parti... plein sud. C'est fou comme cet individu a toujours su faire le contraire de de qu'on attendait de lui : à croire que lui aussi, on lui parlait à l'oreille aussi facilement que la régie dans le studio de JP Pernaut. Osama s'est barré dans l'autre sens où on l'a vainement recherché : informé par qui, du bon sens à prendre, je vous le laisse deviner. Mais tout ça n'explique toujours pas pourquoi notre lanceur de bombes a été relâché plus vite que d'autres. Pour cela, il faut revenir à ses dépositions qui vont faire halluciner ses interrogateurs : l'islamiste de service N° 1452 en connaissait davantage sur le MI6 anglais ou le Canadian Secret Intelligence Service que sur Ben Laden. Nos tortionnaires de la CIA avaient beau ne pas être des lumières (surtout ces deux là), ils ont quand même fini par admettre l'idée que celui à qui ils infligeaient les lancements sur les murs (capitonnés pour ne pas faire de bruit) était en fait... un agent des services anglais. Du genre de ceux qu'on avait surpris le 20 septembre 2005 à Bassorah en train d'attaquer un commissariat, et une prison déguisés en islamistes avec gandoura, baskets et.. même perruques ! Et tout un arsenal !
Ce méli-mélo entre les faux islamistes et les vrais services secrets, on l'avait déjà perçu lors de la paradoxale revendication de l'attentat de Karachi, justement, par le fantomatique Ben Laden. Aujourd'hui, on s'achemine vers les services secrets pakistanais, dans l'enquête, pour les raisons que l'on subodore. Celle de bakchichs non versés. L'utilisation ou la manipulation d'un agent comme Adil Hadi al Jazairi Bin Hamlili, dans cette théorie, devient tout ce qu'il y a de plus plausible : le meilleur moyen de rejeter la faute sur Al-Qaida, ce que le Pakistan avait fait, à vrai dire, était bien d'employer quelqu'un que l'on reliait obligatoirement à ce moment-là à Al-Qaida. L’attentat de Karachi a eu lieu le 8 mai 2002, et Adil Hadi ne sera arrêté qu'en juin 2003 : physiquement, il lui était possible d'organiser l'attentat. Et c'était parfaitement dans ses cordes. La première accusation du gouvernement pakistanais avait été à l'encontre... d'Al-Qaida ! Le "waterboarder en chef" Khalid Sheikh Mohammed avait rencontré les membres d'Al-Qaida à Karachi en 2002, justement, et ceux du Lashkar-e-Jhangvi. Comme autre groupe était apparu au même moment celui de Masood Azhar, fondateur du Jaish-e-Mohammed, trop souvent arrêté et libéré pour être crédible (il a trop de liens avec l'ISI), et on avait plutôt accusé au départ le groupe du Harkat-ul-Mujahideen Aalami, lié aussi à Al-Qaida et au Sheik Mohammed.
Selon les américains, Adil Hadi, qui aurait aussi été un ancien de l'Algeiran Armed Islamic Group – (ou GIA, dont on a su les liens avec le pouvoir en place- le bras de l'armée peut-on lire ici - !) travaillait au moins depuis 2000 pour le MI6 quand il a été arrêté en 2003. Ça lui a laissé le temps de se perfectionner dans l'explosion de bus, on suppose. Entretemps, notre lanceur de bombes patenté avait tué trois fillettes (en décembre 2002) au Punjab, lors d'un attentat raté pour lequel il avait touché 300 000 roupies (2500 euros). Celui-là au moins est sûr, les autres sujets à caution : Adil Hadi a-t-il prononcé les noms d'Islamabad ou de Karachi sous la torture, nul n'est capable de le dire. En revanche, ce qu'on sait, c'est que sa remise en liberté est bien liée à ses activités réelles au sein du service secret anglais. Sous le régime taliban, notre homme servait de traducteur "pour les services étrangers" nous dit The Guardian. Très tôt et très jeune, il avait combattu les soviétiques en Afghanistan, avant de s'orienter vers des groupes de rançonneurs comme il en a existé des dizaines dans le pays. Comme l'ami d'Headley au Pakistan, il se présentait parfois comme "vendeur de tapis". Une similitude bien troublante dans le fonctionnement : avant on parlait de "couverture", pour un agent qui se voulait discret : depuis que le centre des coups tordus s'est déplacé à la frontière du Pakistan, on trouve beaucoup de marchands de tapis, de ceux qui doivent expédier des cargaisons régulières par containers, si vous voyez ce que je veux dire.
Relâché, il a été remis le 20 janvier 2010 aux autorités algériennes avec un co-détenu, Hasan Zemiri. Quand on sait ce qu'll est advenu de l'Algérie (et ce qu'explique parfaitement le livre "Contre espionnage algérien : notre guerre contre les islamistes" de Philippe Lobjois et Abdelkader Tigha, que je recommande également)....) on doit se dire qu'ils ne doivent pas aujourd'hui croupir nécessairement en prison. Sur l'accusation de Zemiri, lisible ici, on pouvait noter "connait un algérien membre d'Al-Qaida à Kaboul" : ne cherchez pas ce qu'il y avait indiqué sur celui d'Adil Hadi : la même chose. Zemiri avait tenté d'entrer au Canada avec deux autres islamistes, muni d'un passeport français. Selon la presse, Zemiri aurait trempé avec of Ahmed Ressam, qui avait appris le "métier" en Corse, dans la préparation du "célèbre" Los Angeles Millenium le faux "complot" qui aurait servi de "modèle" à celui de 2001. Un "complot" imputé à Abu Zubaydah (lire ceci et cela), dont on a prouvé depuis qu'il n'avait aucune responsabilité dans Al-Qaida, et qui a sombré depuis dans la folie à force des tortures subies. Il n'a jamais été ce que Rumsfeld, qui l'avait fait jeter en prison, avait pu dire de lui. Ce gouvernement avait menti à son propos sur toute la ligne, comme il a menti à propos des armes de destruction massive et comme il a menti à propos du 11 septembre.
Guantanamo n'a servi en définitive qu'à ça : qu'à tenter de se trouver des coupables, même si pour ça il fallait leur glisser dans l'oreille à raison de 20 heures par jour ce qu'ils étaient censés avoir fait. Aux dernières nouvelles, le résultat ne semble même pas assuré.
on peut aussi lire ce dossier :
http://www.redress.org/downloads/publications/TerrorismReport_fr.pdf
voir aussi le magnifique film de Ken Loach, Irish Route, avec un acteur qui n'avait pas trop apprécié les scènes de waterboarding...
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