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Accueil du site > Tribune Libre > À l’heure où les grands fauves vont boire

À l’heure où les grands fauves vont boire

Conversation au coin du zinc un soir d’été ou comment prendre le pouls d’un monde à la con.

Cela faisait un bail que je n’avais pas croisé Juju. Il faut dire que je ne fréquente pas tant que cela les abreuvoirs du bled, mais pendant que l’été resserre enfin son étreinte de feu sur la cambrousse, j’ai eu envie de me faire une petite mousse en terrasse.

— Comment va ?

— Pff, je viens de me faire lourder de mon taf !

— Arf, raconte, c’était quoi ?

Juju a toujours été comme ça, pas spécialement une grande gueule, mais quand même. Le genre de gars qui vit comme il en a envie et qui dit toujours strictement ce qu’il pense, même et surtout, si ça défrise les poils de cul de son interlocuteur. Il est parti, un moment, faire le tour d’Europe dans une camionnette de bric et de broc. Il voulait apprendre le métier, il l’a fait comme un compagnonnage, mais sans toutes les conneries qui vont avec et qui l’auraient fait chier : ni Dieu ni maitre. Un foutu anar libertaire, voilà ce qu’il est.

— Je suis sur le chantier de la médiathèque de l’autre bled.

— Ha bon, ils font une médiathèque ?

— Ouais, un gros caprice d’élu à 2 barres, le truc qui va servir à trois papys, qui va tomber en ruine dans 10 ans tellement que c’est mal branlé et qui va laisser une jolie petite dette à tous les habitants. Mais l’autre con aura son nom sur la plaque, et c’est tout ce qui compte, non ?

— Mais c’est bien, une médiathèque, non ?

— Oui, j’aime lire, j’ai rien contre, mais pour 10 fois moins cher, on pouvait faire un truc plus modeste, plus fonctionnel, plus en phase avec les besoins des gens et financer d’autres trucs qui sont toujours remis à plus tard et donc à jamais.

— Genre ?

— Tu savais que depuis La Libération, il n’y avait pratiquement pas une thune d’investie dans la réfection des écoles, que le lycée du bled, c’est un casernement nazi ?

— Non

— Ben voilà, on a les priorités qu’on peut, hein ! Des médiathèques vides, des fontaines pour faire joli... du pognon, y en a plein les caisses, plein. Pour les crèches, pour les vieux, pour les écoles, y a jamais de pognon. Mais pour la frime, t’inquiètes, il y en a des matelas comme ça... et je ne te raconte pas tout.
Là, les gars viennent sur le chantier tous les 36 du mois... je ne te parle même pas de la manière dont ils ont signé les plans, vite fait bien fait, juste pour boucler à temps pour chopper un financement européen... du coup, ils viennent et à chaque fois, on a le droit au caprice du jour : « on pourrait pas mettre plutôt ce revêtement par terre ou éclairer toutes les marches, une par une ? ». Le mec, il y connait rien, mais il a vu la même chose dans la mairie d’un copain, alors il veut pareil. « Ben non, ce n’est pas possible, parce que le carreleur a fini depuis un mois, que les peintres viennent de terminer et qu’il faudrait tout péter pour tirer du câble même pas prévu sur les plans. — Ce n’est pas grave, on peut payer des suppléments. — Ce chantier a déjà trois mois de retard, ce revêtement vieillit très mal et pour trois marches, je ne vois pas l’intérêt de tout refaire. » Alors, les gars, je les fais chier. Mais c’est mon boulot. Et ça m’énerve leurs caprices de gosses.

— C’est pour ça que tu t’es fait jeter ?

— Non, c’était pour le caprice de trop, mais c’est tout comme. L’autre jour, les revoilà, la brochette d’élus qui se pavanent, les conseillers de mes deux, tout l’aréopage. Déjà, la fois d’avant, ils m’avaient pété les couilles avec une idée de volets roulants électriques qu’ils ont sortis du nulle part.

— C’est pas grave.

— Toi, on voit que tu n’es pas du métier. Parce que tu vois, les volets roulants, c’est pas du wifi. Tu colles pas un bouton sur le mur et hop, tout descend par magie. Faut du câble, faut intégrer les caissons dans le bâti, bref, c’est typiquement le genre de truc auquel il faut penser bien avant la pose du placo, pas quand les peintres sont en train de bosser. Là aussi, faut tout péter et tout refaire, faut rallonger du pognon alors qu’il y en a déjà trop dans ce merdier et puis c’est n’importe quoi, fallait y penser au départ. Bref, le gus, il est frustré, il veut des volets, alors il appelle un type qui lui fait un système avec des clayettes en bois et tout. Je dis au mec : « on va juste en poser un pour voir ce que ça donne. » À la fin de la journée, c’était remballé, personne dans la boite ne comprenait comment ça marchait. Nous, on y arrivait, mais c’est parce qu’on s’était tapé les 6 pages du mode d’emploi.

— Ah ben cool, il ne restait plus qu’à facturer deux jours de formation volet au personnel !

— Oui, c’est vrai, après tout, ce n’est que le fric du contribuable. Je sais, c’est mon gagne-pain, je donne l’impression de cracher dans la soupe. Mais tu vois, j’oublie jamais que je suis aussi un citoyen et forcément, tout ce gaspillage, ça me fait chier. On pourrait tellement faire de choses plus utiles.

— Mais ce n’est pas l’affaire des volets qui a foutu la merde, c’est ça ?

— Non, pas plus que tout le reste. Moi, ça fait des mois que je me dis qu’on aurait pu vraiment faire un truc plus chouette que ce bâtiment de merde, en réhabilitant de l’existant qui tombe en ruine. Si tu voyais tout ce qui tombe en ruine dans le coin, au lieu de faire des trucs où tout le monde prend sa part et qui ne serviront presque pas. Tu vois, garder le fric pour les livres par exemple, rien que ça, plein de livres, du bon mobilier. J’ai travaillé sur un autre projet dans un autre département. Il y avait des super fauteuils design partout, c’était vraiment joli, de la lumière, des délires architecturaux et des poufs pour se vautrer dedans. Je me dis : « putain, je veux les mêmes », donc, je prends un livre et je me jette dedans, pour voir... putain, faut vraiment avoir l’envie de lire chevillée au corps pour tenir plus de 10 minutes sur ses merdes toutes dures. T’avais l’impression d’être sur une bosse en béton. Le mec qui a installé ça, je te le dis : il n’aime pas lire ! Bref, encore du fric foutu en l’air.

— Et ton histoire, alors ?

— Revoilà les gus pour le caprice du jour. On est là, on a presque fini, l’architecte se paluche sur son œuvre pendant que derrière nous, il y a la petite nana de la bibliothèque avec son charriot en train de bien consciencieusement remplir les rayonnages de bouquins. Ils sont là, très contents d’eux quand il y en a un qui sort comme ça : « Et si on faisait les montants de portes en merisier ? C’est joli le merisier ! »

— Oui, il a raison, c’est joli.

— Attends, on a déjà toutes les portes en chêne massif, là, il veut des montants en merisier. 15000€ par porte. Voilà, il parle de 15000€ la porte et derrière lui, il y a la petite nana en Emploi d’Avenir de mes couilles à 200€/mois plus le putain de complément des Assedics. Ben là, j’ai pété un plomb et je lui ai dit de dégager, qu’il n’avait aucune décence, ce mec, que de parler de mettre autant de pognon dans des conneries pour se faire mousser alors que derrière, il n’y a jamais, jamais une thune pour payer correctement les gens. Tu sais ce qu’il me répond, ce con ? « Ah, mais ce n’est pas de ma responsabilité ! » Et voilà ! Le type, il s’en foutait, ils s’en foutent tous. Ils ne l’avaient même pas vue, la petite nana qui va trimer pour que dalle dans leur joli caprice d’élus.
Alors, je l'ai envoyé chier, lui, son projet de merde et son petit système à la con. Parce que ça me fait chier à force. Parce que ça devrait tous nous faire chier puissamment !


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14 réactions à cet article    


  • subliminette subliminette 13 juillet 2013 11:32

    Des exemples comme ça, on en a tous plein, hélas.


    • wawa wawa 14 juillet 2013 07:56

      hélas, mais tout le monde n’a pas le style pour le raconter


    • escartefigue 13 juillet 2013 11:38

      yes m’ dame , cette écriture pète comme l’ autre chie puissamment .


      Du goulu comme on aime .

      • Constant danslayreur 13 juillet 2013 12:13

        Je promets que c’est vrai M’sieur Escartefigue : de retour d’une telle lecture j’avais un seul mot qui me venait à poster en sus des remerciements qui s’imposent : Puissant

        Pu... devrait donner des cours payants la monolecte, il y a un tas de jeunes pleins de potentiel par ici smiley


      • foufouille foufouille 13 juillet 2013 12:14

        je connais surtout les églises vides
        et les emplois a pas cher


        • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 13 juillet 2013 14:04

          Ca sent mon vécu ...


          • bernard29 bernard29 13 juillet 2013 17:27

            Normalement, un tel projet est passé par une commission d’appel d’offres.

            Votre architecte a été retenu sur un devis et si ce que vous racontez est vrai, il y a dépassement important du devis. ( c’est peut être une technique pour être retenu ; présenter un devis pas trop élevé et le faire fructifier ensuite ).

            Mais le dépassement du devis existe bien, et donc, soit les élus municipaux sont nuls, et l’opposition municipale aussi, ou alors ils s’en foutent. C’est donc plus une question individuelle, et votre ami aurait pu garder son job, mais une question politique. Il y a aussi, plus qu’on ne croit, des scandales locaux et il faudrait plus de « médiapart » dans nos villes et collectivités locales.

            Il me semble alors que le fait que notre société soit engagée bien malgré elle, dans une période d’austérité ou de rigueur, n’est pas plus mal. Les citoyens seront peut être moins enclins à oublier de tel faits lors du renouvellement du mandat. 


            • bernard29 bernard29 13 juillet 2013 17:30

              j’ai oublié de dire  ; très bon article.


              • lulupipistrelle 14 juillet 2013 02:39

                La petite nana a peut-être dû se dire qu’elle aurait dû apprendre la menuiserie... 


                Plus sérieusement : on paye des impôts pour avoir des équipements publics de qualité.. pas pour subventionner la politique clientéliste du PS qui distribue des emplois d’avenir aux recalés de leur système éducatif. 

                • Monolecte Monolecte 14 juillet 2013 12:00

                  Pour info : il s’agit d’une commune UMP et la plupart des emplois d’avenir de merde que je croise sont tenu par des gens surqualifiés, mais qui n’ont trouvé que ça pour croûter.


                • escartefigue 14 juillet 2013 12:18

                  le truc serait d’ être juste qualifié , faire des études pour montrer un diplôme

                  est ridicule , ce qu’ il faudrait c’ est faire coïncider les études avec les besoins .

                  et aussi que les mairies et les employeurs respectent leurs employés .

                • lulupipistrelle 14 juillet 2013 14:12

                  Surqualifiés ? pour quoi faire ? des emplois de bureaux ? ben quand on n’est pas idiot, on se remet à apprendre... la menuiserie par exemple


                • AppelezMoiPatoche AppelezMoiPatoche 14 juillet 2013 08:24

                  Le paraître passe devant le fonctionnel. Il me semble que c’est aussi dans l’ère du temps malheureusement. On peut concevoir des choses très utiles sans qu’elles soient pour autant moches et laisser son empreinte de la même manière dans les mémoires pour l’assemblage esthétique / utile en tenant un budget. Mais faut réfléchir et chercher l’optimum.


                  Maintenant, l’ego des « représentants » doit être satisfait et leurs caprices prennent le pas.

                  Bravo à Juju d’avoir réagi.

                  Belle écriture. Bel Article.

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