A la Manière de Musulin
Le 11 mai 2010, l’émission de Frédéric Taddéï – Ce soir ou jamais (France 3) – était consacrée notamment au capitalisme et à la crise grecque.
Parmi les invités, Philippe Manière, la fin de quarantaine élégante, ancien journaliste et ancien directeur général de l’Institut Montaigne.
L’homme est connu pour ses convictions ultra-libérales. C’est donc sans surprise qu’il s’est répandu au milieu du plateau en assénant ses certitudes, avec cette fausse bienveillance qui exprimait en réalité sa condescendance et son irrépressible sentiment de supériorité.
Un point de son intervention m’a interpelé. C’est lorsqu’il s’est référé à Adam Smith afin de rappeler que la « rapacité » (je ne me rappelle plus si c’est le terme exact) constitue l’un des moteurs de la richesse, et par extension, du capitalisme.
Pour le dire autrement, c’est en cherchant à satisfaire leurs propres intérêts, que les agents économiques suscitent une émulation collective qui profite au plus grand nombre. L’intérêt général est donc en quelque sorte le résultat de la somme des égoïsmes. Les lois du marché, elles, sont supposées réguler l’ensemble.
Ses contradicteurs, Susan George et Slobodan Despot, n’ont évidemment pas manqué de relever le paradoxe qui consiste à élever au rang de vertu et d’efficacité ce qui n’est, en réalité, qu’une approche outrancièrement individualiste et égoïste de l’être humain.
Allez savoir pourquoi, mais à ce moment précis du débat, j’ai pensé à Toni Musulin, l’ancien convoyeur de fonds, condamné à trois ans de prison ferme par le tribunal correctionnel de Lyon pour avoir dérobé 2,5 millions d’euros.
La somme disparue (et que Musulin nie avoir volée) a de quoi donner le tournis. Et pourtant, si l’on y réfléchit bien, elle est à peine au niveau d’un parachute doré ou d’une retraite complémentaire d’un grand patron du CAC 40. Elle paraît même ridicule si on la compare à ce que peuvent toucher annuellement les meilleurs traders des grandes banques françaises.
Que peut-il donc se passer dans la tête d’un homme payé pour trimbaler le fric d’organismes financiers, lesquels en réalité passent leur temps à jouer avec l’argent des autres au « World Casino » des marchés financiers internationaux ?
Toni Musulin était donc convoyeur de fonds, boulot risqué s’il en est. Il touchait peut-être entre 1.400€ et 1.600€ net par mois. Il avait probablement des besoins à satisfaire ; il avait peut-être des dettes ; il avait comme tout le monde des projets, des espoirs, des soucis, bref tout ce qui peut rythmer la vie ordinaire d’un homme ordinaire.
Même en bossant toute une vie le plus honnêtement du monde, jamais Toni Musulin n’aurait pu espérer gagner une telle somme qui l’aurait mis à l’abri du besoin, à moins, bien sûr, de faire un gros héritage ou de remporter le jackpot de l’Euro Millions. Cela vaut bien quelque sacrifice et une prise de risque.
Que le vol ait été prémédité ou pas, il me plaît à penser que Musulin a tout simplement prélevé sa dîme et qu’il a donc appliqué, sans coup férir, les savantes théories dont se gargarise Philippe Manière à longueur de journée. Il a poursuivi ses intérêts. Il s’est fait gangster afin de capter une somme d’argent qu’il pourra ensuite utiliser ou réinvestir un peu plus tard comme bon lui semble…
Finalement, la chronique judiciaire remet les discours économiques à de plus justes proportions. Un anonyme en uniforme subtilise pour son propre compte un camion blindé rempli d’argent appartenant aux clients d’une banque. Un directeur général de banque en costume cravate profite de l’argent public pour renflouer son entreprise qui ira ensuite spéculer contre les Etats sur les marchés financiers internationaux.
Quelle différence ? Fondamentalement, il n’y en pas, sauf que l’un sera condamné, et que l’autre ira prendre le thé chez Philippe Manière. Le premier sera considéré comme un délinquant, le second comme un « créateur de richesses ».
La morale de l’histoire ? Il n’y en a pas. Et le petit voleur (condamné comme tel par la Justice) apparaît presque sympathique comparé aux « banksters » qui ont pignon sur rue.
L’Institut Montaigne devrait donc songer à récompenser un si bon élève.
(Billet publié initialement sur Le Blog de Gabale)
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