A propos de la « note générale sur la suppression des partis politiques » de Simone Weil
Simone Weil est l’une de ces intellectuelles qui est totalement méconnue. Pourtant, elle a tout pour séduire, à tout le moins sur « le papier », comme on dit : israélite de naissance, partageant le quotidien des travailleurs dans des usines (dont elle tire des écrits qui respirent la Vérité), résistante et finalement morte d’une crise cardiaque à 34 ans. Elle laisse une œuvre importante mais elle a eu trois torts majeurs : chercher la vérité, voir le travail comme une valeur émancipatrice et être touchée par la Grâce au point de se convertir au catholicisme. On dit que Bernanos aurait conservé dans son portefeuille et, jusqu’à sa mort, deux lettres dont une de correspondance avec elle.
Simone Weil, élève d’Alain, a surtout un mérite majeur : elle croit à la Vérité et au « souverain bien » pour reprendre Platon. Elle la cherche donc sans relâche cette Vérité, met toute son ardeur à la débusquer et à la poursuivre. Elle écrit avec des mots qui font frémir aujourd’hui, comme ici dans la note générale sur la suppression des partis politiques :
« C’est en désirant la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. »
A la fin de sa note, elle conseille de ne pas se positionner systématiquement « pour » ou « contre » mais de « Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l’esprit ».
Et note, très judicieusement, plus loin, que :
« Presque partout – et même souvent pour des problèmes purement techniques – l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée. »
Plutôt que de doctement critiquer la thèse soutenue par Simone Weil, il convient de s’astreindre à suivre son conseil et de s’obliger à penser. Quelles réflexions me sont donc venues à la lecture de la « note générale sur la suppression des partis politiques » ? Le propos pourra paraître décousu, mais il convient de suivre le fil de sa pensée et de respecter l’« obligation de pensée » (expression magnifique) et d’exprimer ce qui est le fond de notre âme. Ce qui, ce faisant, m’oblige à un premier constat : le langage utilisé pour décrire mes réflexions, et qui vient naturellement à l’esprit, n’est pas le jargon de l’époque contemporaine. Ce qui vient plutôt à l’esprit (si on fait une analyse syntaxique de ces quelques lignes) est bien le langage universel de la pensée qui court depuis Platon au moins. On pourrait, par manière de boutade, l’appeler « langage des oiseaux » par opposition au parler vernaculaire. En ce sens qu’il implique une certaine profondeur pour exprimer la subtilité du sentiment. Et c’est une première mise en garde pour celui qui souhaiterait lire le texte de Simone Weil : n’y attendez pas des « révélations fracassantes » ou des recettes de « prêt-à-penser » quant au régime souhaitable. L’esprit de cette note est davantage celle d’une réflexion profonde sur le citoyen en tant qu’être pensant, et non comme monade « smartphonisée » qui met un « pouce vert » ou « rouge » pour s’exprimer sur les problèmes contemporains. Ce texte ne répond pas, par exemple, aux questions nécessaires (et matérielles) que feront ressortir la suppression des partis politiques, par exemple : comment fonctionnera la Chambre (si Chambre il y a) ? ou encore quel type de mandat sera donné (et surtout à qui) pour prendre des décisions (je prends bien soin d’éviter le terme « représenter », on y reviendra plus loin) ?
Non, là n’est pas le propos de Simone Weil, elle n’a pas écrit un traité politique sur le régime qui doit advenir, mais une critique acerbe et fondée de l’institution et de son caractère fondamentalement mauvais.
Mais pour comprendre l’esprit de cette note, dont la lecture sera, pour beaucoup décevante, voire vue comme inutile, il faut, pour reprendre la belle expression que j’ai trouvée sous la plume de Viktor Schauberger : « penser une octave plus haut ». C’est-à-dire reprendre la pensée politique là où elle s’est arrêtée en 1789. Le XVIIIème siècle était plein de belles réflexions sur la nature et le rôle du CItoyen, jusqu’à être théorisée dans le magnifique « Contrat Social » de Rousseau, mais cette promesse a été trahie par la Révolution et la Déclaration des Droits de l’Homme, dont en dépit de tous ses mérites, elle a bien été ce qu’en disait Rivarol : « la préface criminelle d’un livre impossible ». Pour être plus exact, elle a plutôt été une préface rendue impossible, et c’est la suite du livre qui a été criminelle. La Révolution a été préemptée par la bourgeoisie (cela a été écrit mille fois), mais également par les sociétés initiatiques (notamment la franc-maçonnerie). Quand je dis « société initiatique », c’est à dessein ; en effet, rien n’est plus antidémocratique qu’une société initiatique car précisément elle implique le secret (lequel peut ne pas couvrir forcément de noirs desseins), mais celui-ci par essence, et par le fait que des initiés se reconnaissent entre eux ne peut être compatible avec l’article 1er de la déclaration des droits de l’homme quand il dit que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune » car choisir un homme à un poste sur autre chose que l’utilité commune revient à faire de la cooptation. Or le principe d’un choix qui n’est pas libre, lorsque l’un des impétrants appartient à une même congrégation que celui qui choisit, ne peut pas être un choix démocratique car il y aura toujours soupçon de fraude si le choix se porte sur un « frère » ; et dans le pire des cas : cette confrérie aura une tendance à vouloir privatiser l’institution (nous ne le voyons quotidiennement à l’œuvre avec la franc-maçonnerie). C’est également contraire à l’article 3 de cette même Déclaration car « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » Ici encore, la notion de société initiatique, réservée à certains, ne peut qu’aller à l’encontre de la notion d’intérêt général.
Si l’on tire le fil du raisonnement, on se rend compte que les partis politiques ne sont qu’une extension de ces sociétés, qui ont certes perdu le caractère secret, mais pas vraiment le côté initiatique : prendre parti ce n’est finalement qu’apprendre à ânonner les canons du parti, c’est – en toute circonstance – reprendre les idées, les leitmotivs imposés par le parti contre son propre avis ou sentiment, et donc retomber dans une sorte de travers qui est de ne plus penser en tant qu’individu, mais en tant que membre d’un parti, d’acquérir des réflexes de pensée et faire que l’acquis surpasse l’innée au point qu’il le supplante. C’est ce que Simone Weil exprime de la manière suivante me semble-t-il :
« Il était fréquent de voir dans des annonces de réunion : M. X. exposera le point de vue communiste (sur le problème qui est l’objet de la réunion). M. Y. exposera le point de vue socialiste. M. Z. exposera le point de vue radical.
Comment ces malheureux s’y prenaient-ils pour connaître le point de vue qu’ils devaient exposer ? Qui pouvaient-ils consulter ? Quel oracle ? Une collectivité n’a pas de langue ni de plume. Les organes d’expression sont tous individuels. La collectivité socialiste ne réside en aucun individu. La collectivité radicale non plus. La collectivité communiste réside en Staline, mais il est loin ; on ne peut pas lui téléphoner avant de parler dans une réunion. »
Voilà bien le péché mortel des partis, écraser l’homme sous l’apparence d’une cohérence partidaire. A un autre endroit, l’auteur note que :
« Supposons un membre d’un parti – député, candidat à la députation, ou simplement militant – qui prenne en public l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. »
Ce langage serait très mal accueilli. Les siens et même beaucoup d’autres l’accuseraient de trahison. Les moins hostiles diraient : « Pourquoi alors a-t-il adhéré à un parti ? » – avouant ainsi naïvement qu’en entrant dans un parti on renonce à chercher uniquement le bien public et la justice. Cet homme serait exclu de son parti, ou au moins en perdrait l’investiture ; il ne serait certainement pas élu. »
Et effectivement, aucun « homme politique » ne survivrait à prendre parti contre son parti. A telle enseigne que les Hommes qui ont réellement fait de la politique « contre eux-mêmes » en quelque sorte sont auréolés d’une sorte d’aura mystique : De Gaulle en est l’exemple parfait ; et à une moindre mesure, la démission de Chevènement (alors ministre de la défense) car il est contre la guerre que les anglo-américains mènent en Irak en est un autre. Mais l’un comme l’autre (et pour ne prendre que ces deux exemples) l’ont payé. De Gaulle qui a dû faire face à l’imbécillité d’une mascarade menée au mois de mai, qui s’est donnée des grands airs de révolution et qui n’a fait que précipiter la France dans l’abîme ; et l’autre en faisant une croix sur un quelconque destin national. Voilà où mène la réflexion dans nos régimes. On ne peut plus faire aucune critique, ni auto-critique d’aucune sorte. La bête du parti dévore jusqu’à ceux qui l’ont créé.
Dès lors, comment concilier l’absence de parti politique et l’idéal démocratique dans une société de 70 millions d’habitants ? Encore, en Grèce au Vème siècle avant JC était-il facile de constituer une agora, mais comment faire dans un pays de l’étendue de la France avec une population aussi pléthorique et peu formée à la chose publique ?
Premier écueil à éviter, me semble-t-il : l’informatisation du problème. Pouvoir donner son avis sur smartphone à tout instant ne me semble pas être la solution, et ce pour plusieurs raisons. La plus importante étant l’émotion. Imaginons qu’après les attentats de 2015, nous ayons eu la possibilité de réagir instantanément à une proposition de loi qui aurait limité nos libertés publiques au nom de la « sécurité » : que croyez-vous qu’il serait advenu ? La même chose que le vote d’une loi dans notre Vème République décadente… Être citoyen c’est se donner le temps de la réflexion et ne pas céder aux péchés capitaux mais de faire des lois justes. Simone Weil a raison quand elle dit que les partis ne peuvent qu’être individuels, c’est-à-dire choisis par soi-même en accord avec son être : « Il n’y a qu’une réponse. La vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité. »
Mais avoir un point de vue individuel n’est-il pas, précisément, de répondre rapidement et avec ses vues d’esprit sur un problème social ? « Moi, je » selon la formule de l’époque. Et donc en quoi, faudrait-il interdire ce que j’écris plus haut, à savoir des « applications » permettant de donner instantanément son avis ? Hiatus insurmontable ? Oui et non. L’une des solutions réside bien sûr dans la connaissance, et … la morale. Mot honni aujourd’hui que la Morale qui renvoie immédiatement à quelques bondieuseries éculées. Mais encore faut-il savoir ce que l’on met derrière la morale. Qui voudrait écrire une histoire de la philosophie devrait faire inévitablement, une histoire de la morale. Nos contemporains sont des Jourdain qui s’ignorent : et quand, par exemple, ils votent le « mariage pour tous », ils font de la morale. La morale n’est finalement qu’une somme d’interdits, ou d’autorisations, à des comportements sociaux. Et à tout prendre, je préfère la « common decency » d’Orwell à la morale mondialiste des apatrides d’aujourd’hui. Et voilà donc le point de départ de notre suppression des partis politiques : que partageons-nous ? Quelles sont les valeurs qui sont les nôtres et que nous souhaitons promouvoir ? Que souhaitons-nous interdire ou autoriser ? Tout doit-il se régler par la loi ou le règlement, comme nous avons tendance à (trop) le faire aujourd’hui ?
Finalement c’est une liberté immense que nous propose Simone Weil, peut-être la plus grande de toutes, mais en contrepartie, elle nécessite toutes valeurs humaines que nous avons oublié : courage, fidélité, bon sens, hauteur de vue, pitié. Bref faire application de ce que les anciens appelaient les « vertus cardinales ». En sommes-nous capables ?
Un point intéressant est celui de la liberté d’expression, qui est abordé vers la fin de la note. En effet, afin de forger une opinion publique, Simone Weil propose que des revues d’idées voient le jour. Et elle souhaite que ces revues soient équitablement présentes partout et sans censure et « Ceci implique un régime de la presse rendant impossibles les publications auxquelles il est déshonorant de collaborer ». Curieux écho avec notre époque et son prêt-à-penser, ses analyses formatées disant toutes la même chose sur un ton différent pour reprendre Goebbels qui fit application des recettes proposées par Edward Bernays (lequel écrivit tout de même un livre intitulé « propaganda : comment manipuler l’opinion publique dans une démocratie »). Il faut que la liberté d’expression soit sans limite, ajouterais-je à Simone Weil, car dès que l’on écrit, comme en France que l’expression est libre, à l’exception des cas prévus par la loi, le ver est dans le fruit. Ecrire cela est totalement contradictoire. Une sorte de « en même temps » macroniste qui permet d’interdire tout et n’importe quoi, tant la loi peut édicter des interdictions conformes aux intérêts de quelques-uns. Par exemple : on ne comprend pas bien pourquoi il faudrait un secret sur le droit des entreprises ? A quel titre est-il interdit aux citoyens de savoir dans quelles sociétés grenouille tel ou tel ? De même du secret bancaire, dont on voit qu’il n’est pas fait pour couvrir les petits arrangements du citoyen lambda (lequel doit justifier à sa banque tout retrait d’argent liquide un peu important) mais plutôt pour couvrir la fraude fiscale de quelques milliardaires. Mais l’on me rétorquera, par exemple, que « le racisme n’est pas une opinion » et par ce mantra, on croira clouer le bec aux défenseurs de la liberté d’expression. A quoi je répondrais : le racisme est une opinion car elle est pensée par certains ; interdire son expression n’empêchera pas quelques idiots de continuer à penser que telle « race » est supérieure à telle autre. J’ajouterais que je ne pense pas que ce soit tant son livre niais que la propagande de Goebbels (et les coups de cravache des vernis nazis) qui ait conduit Hitler au pouvoir. Nous avons tous pu expérimenter, durant la « crise COVID » à quel point nos concitoyens avaient un tempérament moutonnier. Il a suffi d’affirmer qu’un « vaccin » suffirait à nous sortir de la « crise » pour qu’aussitôt, l’écrasante majorité aille se faire « vacciner » avec un produit expérimental et soit prête à vouer aux gémonies (voire pire) les quelques personnes qui refusaient de rallier le troupeau. Pour ne pas l’avoir fait, j’ai mesuré combien la pression sociale était forte et à quel point, telle personne (que je pensais douée d’une pensée autonome) se laissait embarquer dans les délires totalitaires du pouvoir.
Former des citoyens et libérer la liberté de pensée seraient donc les conditions premières et sine qua non à la reprise du fait politique par la société et ses membres, lesquels devraient se hisser du range d’objet à celui de sujet, ce qui impliquerait de penser en fonction du souverain bien, de l’équité, de l’impartialité, du bien public. Tout cela devra commencer dès l’école et être ensuite diffusé dans la société. Eviter de prendre parti, mais s’interroger sur la Vérité en son for intérieur, voilà à quoi nous incite Simone Weil dans cette courte note, lorsqu’elle note, en guise de conclusion :
« Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu’en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit : « Êtes-vous d’accord ou non ? Développez vos arguments. » A l’examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s’ils sont d’accord. Et il serait si facile de leur dire : « Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l’esprit ».
Presque partout – et même souvent pour des problèmes purement techniques – l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’obligation de la pensée.
C’est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s’est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.
Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. »
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