A propos de la transmission
Suite à mon dernier texte, quelques éléments nouveaux me font prolonger et élargir la réflexion que j’avait entamée au sujet du chant en Bretagne.
C’est d’abord la lecture en cours du livre de Daniel Giraudon, sur les traditions orales relatives aux plantes, Du Chêne au roseau, qui offre une confirmation de ce que je pressentais, c’est-à-dire la prégnance des pratiques collectives de chant dans la société bretonne d’autrefois. Marsel Gwilhou, le chanteur connu de kan-ha-diskan, ne dit pas autre chose dans une bande-annonce de RKB que l’on peut entendre passer en boucle ces jours-ci : tout le monde chantait dans les campagnes. Il n’est donc pas exagéré de dire que la pratique du chant collectif était traditionnellement très présente chez les paysans et les marins, voire peut-être même chez les ouvriers (cf les Penn-sardin de Douarnenez par exemple), et qu’elle s’est totalement effondrée assez récemment. Ces exemples portent sur le chant en langue bretonne, mais je crois qu’on peut étendre le constat à toutes les cultures inclues dans la sphère occidentale.
C’est d’autre part les collectages que je fais en langue bretonne, et l’émerveillement qu’ils me procurent, qui me font m’interroger plus généralement sur la question de la transmission, familiale et transgénérationnelle. Je fréquente des bretonnants qui, vus avec les lunettes de celui qui a parfaitement intériorisé tous les préjugés négatifs ayant cours sur le monde rural, représentent l’archétype du plouc de province, du bouseux, du beauf, de l’arriéré voire de l’attardé puisqu’ils s’expriment malaisément en français pour certains (il va sans dire que je ne partage absolument pas une telle représentation stéréotypée). Or, ces culs-terreux et autres pécores, sont les derniers dépositaires d’une créativité linguistique populaire stupéfiante, qui s’exprime par la richesse des images, des jeux de langues, des ritournelles, des formulettes rimées, autant d’ornements inutiles pour le sens mais qui viennent fleurir pour le plaisir la moindre discussion en breton.
Mon texte précédent mettait ainsi en lumière un aspect du processus global de rupture de transmission à l’œuvre actuellement dans le monde occidental. Ce processus englobe donc le répertoire chanté, mais aussi le patrimoine oral en général, en voie d’appauvrissement certain, au sens où la diversité linguistique et dialectale ne cesse de se réduire au profit d’une poignée de langues d’envergures internationales, et où les traditions orales populaires sont laminées par les processus d’uniformisation à l’œuvre à l’échelle des Etats et du monde. J’ai notamment en tête cet exemple d’une connaissance, jeune maman obligée d’acheter un CD de berceuses parce qu’elle n’en connaissait pas une seule à chanter à son enfant. Cela paraîtra pour beaucoup anodin, mais j’y vois moi un signe assez navrant. Cette rupture de transmission dans le champ du patrimoine oral est évidemment flagrante pour nous, qui sommes témoins de l’effondrement du breton et du gallo. Dans notre cas, plus que des traditions orales, ce sont nos langues mêmes dont on nous a gentiment contraint, pour notre bien paraît-il, à cesser la transmission.
Mais cette non-transmission est aussi globale de par le fait qu’elle me semble aller bien au-delà du seul champ linguistique, et toucher en vérité à une bonne partie de l’existence humaine. A bien y réfléchir, ce sont quantités de pratiques culturelles, de techniques, de savoir-faires, de connaissances accumulées par les générations antérieures (que l’on songe seulement à tout ce que le paysan lambda savait autrefois sur son métier, la nature et les plantes), qui sont en train de disparaître parce que l’orientation actuelle du monde conduit les anciens à dévaloriser leurs propres savoirs, et les jeunes à s’en gausser et s’en détourner. A l’inverse de cette évolution capitaliste occidentale, toutes les civilisations humaines traditionnelles, qui ont gardé une certaine décence, accordent une valeur importante à la transmission et une place privilégiée à leurs anciens. Ces derniers, dépositaires d’une connaissance accumulée toute leur vie sur l’existence humaine et son insertion dans la nature, y sont perçus comme des socles de ces communautés.
La civilisation capitaliste, elle, par le culte qu’elle voue au Progrès et la modernité, à la nouveauté et à la jeunesse (et son corrolaire, le mépris pour tout ce qui relève du passé et de la tradition), et par le tourbillon technologique incessant dans lequel elle précipite les sociétés occidentales, ne peut par essence que discréditer les savoirs accumulés par les anciens, et les déprécier eux-mêmes puisqu’ils sont pour la plupart (mis à part quelques spécimens, que les médias se plaisent à exhiber, et qui tentent en vain de « s’y mettre », parce que qu’ « il faut bien vivre avec son temps »), dans l’incapacité de suivre l’évolution démente des conditions de vie modernes que nous impose la dérive scientiste et technologique de la société (le confort matériel ne masquant plus la précarisation de toutes les sphères de l’existence).
Inévitablement, les adeptes de la religion du Progrès rétorqueront que les individus d’autrefois, étaient enserrés dans toutes sortes de carcans, prisonniers d’habitudes et de traditions, maintenus à l’écart de la Raison émancipatrice. Je répondrais qu’un tel constat est à nuancer fortement. Si la somme des savoirs accumulées par nos anciens, ainsi qu’une bonne partie de leurs valeurs, est à disqualifier d’emblée parce qu’issue d’un monde où l’irrationalité, l’intolérance et la soumission étaient bien présents, cela revient à jeter le bébé avec l’eau du bain. Autrement dit, c’est renoncer à s’approprier le meilleur du passé pour jeter les bases du présent et du futur. Sans compter le fait que, à mon sens, la sociabilité traditionnelle offre un modèle supérieur à la « sociabilité » individualiste que nous offre le capitalisme aujourd’hui (qu’on peut qualifier, en forçant un peu le trait, de « guerre de tous contre tous »).
Comme bien d’autres choses précieuses, la transmission a été sacrifiée sur l’autel des nouveaux rapports humains forgés par le capitalisme. Quand une société comme la nôtre clive autant les générations, avec d’un côté les jeunes sympas, dynamiques et modernes, et de l’autre côté les vieux rétrogrades, séniles et cons, l’imaginaire occidental étant bien plus porté vers le jeunisme que l’inverse, on se doute que c’est la place même des aînés dans nos sociétés qui pose question. Et la triste réalité des EHPAD, comme de la canicule de 2003, ne fait que confirmer l’embarras avec lequel nos sociétés modernes « gérent ce problème ».
A la communauté traditionnelle, perçue seulement par son encadrement moral et spirituel rigide, et son lot de croyances et de superstitions, a été susbtituée une société ou plus rien ou presque n’est transmis. Sans même parler de patrimoine oral, la transmission de valeurs de base (comme l’autorité parentale) et de savoir-faires élémentaires (comme éléver un enfant) ne relèvent plus de l’évidence. Ainsi, la modernité tant vantée produit des situations assez hallucinantes au regard de l’histoire de l’humanité, telles ces jeunes mères désemparées face à la naissance de leur premier enfant (paniquées et obligées d’aller chercher dans les livres et chez les « spécialistes », médecins, sage-femmes, pédiatres et autres, ce qu’on a « omis » de leur transmettre), ou encore ces familles de plus en plus nombreuses, complètement dépassées, où l’autorité des parents est de plus en plus mise à mal (la télévision et les autres écrans s’étant substitués au traditionnel encadrement informel des jeunes par les adultes). Cela explique peut-être, en partie du moins, la prolifération actuelle des coachs et autres experts de la vie en tout genre, qui monnayent leur service pour nous aider à vivre.
Alors, l’Humanité (juste les sociétés occidentales capitalistes en fait, mais comme elles ont prétention à s’auto-proclamer pointe la plus avancée du genre humain…), a-t-elle vraiment réalisé un fantastique pas en avant en méprisant la transmission ancestrale et universelle, fondement de toutes les sociétés humaines traditionnelles ?
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