A quoi bon ? Une interview exclusive de cinq grands romanciers sur le sens de la vie
Le sens de la vie fait partie des grandes interrogations humaines et des sujets de prédilection des philosophes. Mais qu’en pensent les romanciers, eux qui se proposent de traiter de la vie sous un jour réaliste, parfois même trivial ? Faut-il se réjouir de la fin des grandes utopies ? Le bonheur est-il une illusion ? Et le repli sur la sphère privée est-il devenu le seul horizon de la modernité ? Ces questions nous avons souhaité les poser à cinq grands romanciers, quatre monstres sacrés de la littérature, et un des auteurs français du moment les plus traduits dans le monde.
Commençons par le plus ancien de nos grands écrivains. Honoré de Balzac, vous êtes né en 1799. Votre oeuvre compte plus de 90 romans et nouvelles dont plusieurs ont fait l’objet d’adaptation au cinéma. Certains vous considèrent comme un réaliste, d’autres comme un romantique. Vous êtes aujourd’hui un des plus grands écrivains français. Votre oeuvre est publiée à La Pleïade depuis 1937.
Victor Hugo, vous êtes né en 1804. Une pièce de théâtre, Hernani, fait de vous le chef de l’école romantique. Votre premier roman historique, Notre-Dame de Paris, vous fait connaître et apprécié du grand public. Elu à l’Académie française, vous menez une carrière politique à partir de 1848. A 75 ans, vous écrivez encore. Votre oeuvre est publiée à La Pleïade depuis 1950.
Louis Ferdinand Céline, vous êtes né presque cent ans après Honoré de Balzac, en 1894. Vous vous êtes fait connaître avec votre premier roman, Voyage au bout de la nuit, qui vous vaut le prix Renaudot, après avoir manqué de peu le prix Goncourt. Discrédité pour vos écrits antisémites, condamné pour collaboration, vous avez été finalement amnistié. Votre oeuvre est publiée à la Pléiade depuis 1976.
Tennesse Williams, vous êtes né en 1911 à Colombus, Mississipi, Etats-Unis. Vous connaissez une célébrité soudaine avec votre première pièce de théâtre, La ménagerie de verre. Le succès se confirme deux ans plus tard avec l’adaptation cinématographique d’Un tramway nommé Désir qui lance la carrière de Marlon Brando. Ce film ainsi que La Chatte sur un toit brûlant vous valent le Prix Pulitzer.
Michel Houellebecq , vous êtes né en 1956. Depuis la publication d’Extension du domaine de la lutte, et surtout depuis les Particules élémentaires, vous faites partie du petit cercle des auteurs français du moment les plus connus et les plus traduits dans le monde. Vous avez reçu le Goncourt en 2010, après avoir été plusieurs fois pressenti pour ce prix. Votre style, vos écrits et vos idées alimentent régulièrement la polémique.
Louis-Ferdinand Céline, commençons par une question courte et néanmoins fondamentale : l’espoir fait-il vivre ?
Louis-Ferdinand Céline (courbé, le regard terne) : Nous sommes, par nature, si futiles que seules les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir…
Honoré de Balzac (interrompant Céline) : Une superstition vaut une espérance. Un homme n’est pas tout à fait misérable s’il est superstitieux.
Victor Hugo, faut-il se réjouir de la persistance existentielle de l’espérance ?
Victor Hugo : Soyons franc, la vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime. On passe une moitié de sa vie à attendre ceux qu’on aimera et l’autre moitié à quitter ceux qu’on aime…
Tennessee Williams : Hugo a raison : qu’est-ce que la vie, sinon une histoire qui doit avoir un triste dénoument et dont nous ne voulons pas qu’on nous le rappelle.
Michel Houellebecq : C'est la triste Vérité. Depuis toujours, l’homme essaie de s’oublier dans les cas extrêmes, par l’expérience mystique ou le projet politique. Aujourd'hui, le problème c'est que tout ça est devenu plus difficile. On a de moins en moins la possibilité de s’oublier, alors, forcément, on est malheureux.
HdB (rugissant d’un coup, Céline se tournant vers lui, le regard interloqué) : La passion est toute l’humanité. Sans elle, la religion, l’histoire, le roman, l’art seraient inutiles !
(Imperturbable, l’animateur se tourne aussi sec vers Céline) Dans quelle mesure les loisirs remplissent-ils le vide laissé par la disparition des grands idéaux ?
LFC (hagard une fraction de seconde, avant d’enchaîner sur un ton à la fois emphatique et absent) : Robespierre on l’a guillontiné parce qu’il répétait toujours la même chose et Napoléon n’a pas résisté, pour ce qui le concerne, à plus de deux ans d’une inflation de Légion d’honneur. Ce fut sa torture ce fou d’être obligé de fournir des envies d’aventure à la moitié de l’Europe assise. Métier impossible. Il en creva. Tandis que le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves, on peut l’acheter lui, se le procurer pour une heure ou deux, comme un prostitué.
Est-on passé de l’espoir au désespoir ?
VH : le scepticisme est la carie de l’intelligence. L’avenir est un fantôme aux mains vides, qui promet tout et qui n’a rien.
MH (après un long, très long silence) : “Désespoir” a une connotation un peu trop négative. “Absence d’espoir” est plus neutre.
L’avantage avec la disparition des grandes idéologies, c’est quand même qu’on rit beaucoup plus, non ?
VH : Faire rire, c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli ! Nul n’ira jusqu’au fond du rire d’un enfant.
MH (le sourcil froncé, sur un ton soudain très célinien) : Si l’homme rit, s’il est le seul, parmi le règne animal, à exhiber cette atroce déformation faciale, c’est également qu’il est le seul, dépassant l’égoïsme de la nature animale, à avoir atteint le stade infernal et suprême de la cruauté.
Le bonheur n’est-il qu’une illusion ?
HdB (cassant) : Le bonheur est la poésie des femmes, comme la toilette en est le fard. Il ne crée rien que des souvenirs, engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus mais il est la fin que doivent se proposer toutes les sociétés.
VH (songeur) : La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste…
MH : “Le bonheur est une idée neuve en Europe”, d’accord ; mais est-ce une bonne idée ? Même si j’ai été au-delà de tout fasciné par cette phrase, si mystérieuse dans son extrême généralité, d’Auguste Comte : « Le progrès n’est que le développement de l’ordre », je n’ai jamais eu, à proprement parler, cette idée d’un progrès, d’un avenir meilleur.
Michel Houellebecq, vous écrivez dans La possibilité d’une île : “Le bonheur aurait du venir, le bonheur des enfants sages, garanti par le respect des petites procédures, par la sécurité qui en découlait, par l’absence de douleur et de risque ; mais le bonheur n’était pas venu et l’équanimité avait conduit à la torpeur”. Comment expliquez-vous ce résultat inattendu ?
MH (écrasant sa cinquième cigarette, la voix lasse, presque inaudible) : L’optimisme des trente glorieuses était trop général, la croyance au progrès trop franche et trop naïve, les espérances trop partagées. Quand je vois, sur des documents d’époque, ces jeunes gens (…) danser le twist, quand je considère leur énergie, leur joie de vivre, je comprends que ce n’est pas seulement moi qui suis dépressionniste, c’est l’époque entière qui l’est. Tout le monde finira dépressif à partir d’un certain âge. Il n’y a strictement rien à faire parce que le niveau d’exigence va continuer d’augmenter mais pas les capacités de réalisation.
Si votre vision de la vie est si juste, pourquoi est-elle autant rejetée ?
MH (légèrement pontifiant, sur le ton de la confidence) : Lorsqu’un pays est fort, et sûr de lui-même, il accepte sans broncher de la part de ses écrivains n’importe quelle dose de pessimisme. La France des années 50 supportait sans broncher des gens comme Camus, Sartre, Ionesco ou Beckett. La France des années 2000 a déjà du mal à supporter des gens comme moi.
Et vous Balzac, comment expliquez-vous ce discrédit du Bonheur en tant qu’idéal politique ?
HdB (énervé) : Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices.
Faute d’idéal collectif, l’amour est-il aujourd’hui la seule planche de salut ?
HdB (d’un ton qui ne souffre aucune discussion) : L’amour est la plus médiocre des harmonies. En amour, il y en a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie.
VH (l’oeil rieur) : C'est certain. A vingt ans, on est plus amoureux qu’autre chose ; à soixante on est plus autre chose qu’amoureux… Mais il y a deux choses sacrées : en religion, la foi, en union, l’amour. Croyez, aimez. Ceci est toute la loi.
MH (le regard dans le vide, se citant lui même) : L’amour offre une voie de passage directe entre chair et âme, court-circuitant l’intelligence et le monde des représentations. Se jouant avec aisance, avec la souveraine aisance des phénomènes naturels, de toute tentative d’explication… (il s’arrête brusquement)
Aimer semble de plus en plus difficile, de plus en plus compliqué…
LFC (visiblement désireux de réveiller l’assistance) : Est-ce qu’il allait aux cabinets devant tout le monde Jésus-Christ ? J’ai l’idée que ça n’aurait pas duré longtemps son truc s’il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour l’amour !
MH (ignorant Céline, les yeux dans le vague) : Nous devons atteindre en un mot à la liberté d’indifférence, condition de la possibilité de la sérénité parfaite.
Comment vivre sans espoir et sans amour ? Comment est-ce possible ?
HdB (rugissant encore plus fort que la première) : Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants.
MH (écrasant sa cigarette négligemment) : Indiscutablement. D'ailleurs, je fais souvent mienne cette réflexion de Balzac.
LFC (presque furieux, d’un ton haché et précipité) : les gens essayent de s’en débarasser de leur peine, sur l’autre, au moment de l’amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent toute entière leur peine, et ils recommencent, il essayent encore une fois de la placer. Comme on devient de plus en plus laid et répugnant à ce jeu-là en vieillissant, on ne peut même plus la dissimuler sa peine, sa faillite, on finit par en avoir plein la figure de cette sale grimace. Faut pas espérer laisser sa peine nulle part en route. C’est comme une femme qui serait affreuse la Peine, et qu’on aurait épousée. Peut-être est-ce mieux encore de finir par l’aimer un peu que de s’épuiser à la battre pendant la vie entière.
La vieillesse ne serait-elle donc qu’un long nauffrage ?
MH (soudain abattu) : Je partage le point de vue de Céline. On peut envisager les événements de la vie avec humour pendant des années mais en définitive la vie vous brise le cœur.
LFC (l’interrompant) : La plupart des gens ne meurent qu’au dernier moment ; d’autres commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois davantage. Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler de moins en moins, avec effort quand il faut s’y mettre. On en a bien marre de s’écouter toujours causer… On abrège… On renonce… Ça dure depuis trente ans qu’on cause… On ne tient plus à avoir raison.
VH : Je me garderai de tout pessimisme sur un sujet où celui-ci semble de mise. Qui de bonne heure est vieux restera longtemps jeune. [Un conseil :] gardez-vous un amour pour vos jours de vieillesse. Allumez de bonne heure un feu pour votre hiver.
Faut-il voir dans la vieillesse une lassitude de soi ?
LFC (parlant soudain avec difficulté) : oui. Tout notre malheur vient de ce qu’il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d’années. Ce corps à nous, travesti de mélécules agitées et banales, tout le temps se révotent contre cette farce atroce de durer. Tout notre malheur vient de ce qu’il nous faut demeurer Jean, Pierre ou Gaston coûte que coûte pendant toutes sortes d’années. Ce corps à nous, travesti de mélécules agitées et banales, tout le temps se révotent contre cette farce atroce de durer.
La mort est-elle inhumaine ?
LFC (d’un souffle) : Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de choses, mais quand on en a, mourir c’est trop.
Michel Houellebecq, le mot de la fin ?
MH : tout est dit.
...
Franck Gintrand
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