Addiction productiviste et exigence écologique...
La gauche n'aurait-elle eu que des rendez-vous manqués avec un "progrès" écologique et social véritable ? Dans son nouveau livre phare, Serge Audier analyse en historien des idées politiques cette occasion manquée en raison de la fascination des "forces de progrès" pour le culte de la production et de la croissance l’acculant à toutes les compromissions. Il en résulte une durable et double « logique d’exclusion des populations et d’extraction prédatrice des ressources ». La vie pourrait-elle désormais être détruite sur une planète surexploitée « bien avant que le capitalisme s’étouffe de ses contradictions et de ses impasses » ? Un civisme véritablement « écologique » et « social » voire un « éco-républicanisme conflictuel » et solidariste permettront-ils de réinscrire « durablement » la société dans « une relation non prédatrice vis-à-vis à la fois des êtres humains et du milieu naturel » ?
Le capitalisme, qui a tant apporté en termes de « progrès productifs » et de confort, est-il « structurellement destructeur de l’environnement comme de la société » ? Le philosophe Serge Audier rappelle ses « externalisations » de coûts énormes sur la société et l’environnement et estime légitime de parler de « capitalocène » (plutôt que d’anthropocène »...) pour désigner la phase actuelle « sans précédent de destruction écologique massive et de transformation humaine du globe » qui va jusqu’à brouiller les frontières entre le « naturel » et « l’artificiel ». L’économie politique que nous subissons est irrémédiablement déconnectée de la nature et ignorante des exigences biologiques de régénération de celle-ci : « le capitalisme est radicalement contre-nature et contre la nature, insoucieux du long terme »...
Son logiciel prédateur semble l’emporter avec son « impératif de jouissance et de performance » sur toute considération d’équité alors même que s’achève sa phase redistributrice et démocratique.
C’est l’histoire d’une défaite idéologique et politique que retrace la nouvelle somme érudite et historique de Serge Audier – après La Société écologique et ses ennemis (La Découverte, 2017) qui, déjà, montrait comment une hégémonie industrialiste et productiviste a occulté le souci écologique.
Le concept de productivisme « compris comme la quête illimitée de la production maximale », ne constitue pas seulement un symptôme : il aide à déchiffrer une dimension essentielle de l’industrialisme, indissociable « non seulement du capitalisme, mais aussi de l’histoire même du communisme, du socialisme et d’une très large partie de la gauche ».
Le dogme industrialiste
L’invention de James Watt (1736-1819) à la source de l’essor de l’industrie mondiale, la machine à vapeur, a été saluée en son temps comme la réalisation de « l’antique fable de Promothée »...
En 1817, le comte de Saint-Simon (1760-1825) lance la publication de L’Industrie sous le slogan : « Tout pour l’industrie, tout par elle ».
Ainsi, constate Audier, la politique devient « la science de la production et l’Etat lui-même a vocation à se transformer en une grande forme d’industrie » - autant dire que la politique est dissoute dans « l’utopie libérale du marché »...
Un imaginaire culturel et politique hante les « esprits éclairés » : celui de la domination industrielle et technique, d’une exploitation systématique de la planète...
Le saint-simonien Edouard Charton (1807-1890) joue un rôle décisif dans le « culte du progrès » avec le lancement du Magasin pittoresque en 1833, de L’Illustration en 1843 et du Tour du Monde en 1860. Ces périodiques grand public prolongent le programme saint-simonien de « domination scientifique et technique du globe pour le bien de l’humanité »...
Chez Marx (1818-1883) aussi, l’on trouve cette foi dans « l’activité transformatrice prométhéenne de l’homme » et la « domination démiurgique de la nature »...
Au début du XXe siècle, la société de consommation mondiale est en germe à Detroit, avec la conception de la Ford T (1908) qui donne le coup d’envoi d’une production exponentielle et de l’automobilité de masse.
En juillet 1916, le président Woodrow Wilson (1856-1924) y fait un discours devant le premier congrès mondial des « vendeurs » annonçant une société de consommation mondiale.
Le « grand récit progressiste » ne s’éteint nullement par le « gigantesque carnage humain et environnemental » de la Grande Guerre : l’industrie de guerre s’avère un « puissant vecteur d’industrialisation et de croissance, au point qu’on a pu parler de « keynésianisme militaire » comme une des causes de l’anthropocène ».
La guerre, observe le médecin Agostino Gemelli (1878-1959), est l’occasion d’une « nouvelle logique d’incorporation de l’individu dans un mécanisme collectif, à la fois militaire et industriel » – le soldat « cesse d’être un homme » pour devenir « la partie d’un tout »...
Le parallèle s’établit entre le soldat-masse et l’ouvrier-masse du capitalisme en évolution vers le taylorisme – désormais « le système devra primer » souligne Taylor (1856-1915) et la chaîne de montage est le pont qui réunit le producteur et le consommateur...
L’ouverture du procès de la « croissance »
La question de la soutenabilité de cette économie a été posée de bonne heure par une « gauche » dont la conscience écologique ne réduisait pas le « progrès » à une fuite en avant productiviste et sans finalité humaine. Ainsi, le « présocialiste » Charles Fourrier (1772-1837), l’un des fondateurs de l’économie coopérative, a anticipé dès 1823 dans Sommaire du Traité de l’association domestique agricole ou Attraction industrielle un « risque majeur pour la planète », du à la « logique dévastatrice du capitalisme industriel ».
La défense de l’environnement a été vivace dans les milieux « progressistes » du XIXe siècle mais elle a été marginalisée par des « courants » convertis à cet aveuglement productiviste menant à ce « mode de vie mutilant fondé sur l’obsession de l’augmentation de la production et de la consommation » qui transforme les êtres humains en « machines à produire et à consommer ».
Ce glissement des « forces de progrès » vers une « économie de la croissance » constitue la matrice de dépendance à la frénésie productiviste et consumériste – elle fait le lit de notre impuissance actuelle face au « péril écologique ».
Dans l’entre-deux-guerres, le philosophe d’origine russe naturalisé français Nicolas Berdiaff (1874-1948) estime que « l’âge de la technique » se caractérise par le passage de toute l’existence humaine « de l’organique à l’organisation » - et par le passage du monde naturel à un « nouveau monde d’artificialisation généralisée » qui a perdu « le sens de la terre ». Critiquant le stalinisme, Berdiaff voyait dans le totalitarisme communiste « le miroir grossissant de l’Occident » plus que son antithèse politique...
Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994) mettent alors en garde contre un « développement exponentiel », cette « dynamique aussi absurde que destructrice de l’humanité et de la nature ».
Aux Etats-Unis, l’urbaniste Lewis Mumford (1895-1990) accompagne les orientations environnementales du New Deal du président Roosevelt (1882-1945). Il prône la sortie de la civilisation du gaspillage et de l’accumulation des déchets ainsi que l’instauration d’une société du partage abolissant « la captation des richesses, des ressources et des sols par une minorité d’intérêts privés ».
Pendant les « trente glorieuses », Ivan Illich (1926-2002) montre que les « machines bureaucratiques et technocratiques » structurent le modèle socio-économique, politique et culturel dominant, depuis l’armée jusqu’à l’enseignement en passant par la médecine, dépossédant ainsi les individus et les communautés de leurs « capacités d’initiative et de leur créativité, donc de leur auto-émancipation ».
Depuis l’alerte lancée par le Club de Rome en 1972, il n’est plus permis d’ignorer que notre mode de vie insoutenable pour l’environnement est « sans avenir à l’échelle de la planète ».
André Gorz (1923-2007) souligne que « seul un dépassement du capitalisme serait à la hauteur du défi ».
Nicolas Georgescu-Roegen (1906-1994) montre que les « modèles dominants de l’économie (en particulier libéraux) reposent sur des hypothèses scientifiques fausses, porteuses de conséquences sociales et surtout écologiques catastrophiques ». Il préconise une bio-économie orientée vers « la sage gestion des ressources et le contrôle rationnel de la technologie, dans le respect de la biosphère et des générations à venir ».
Serge Audier appelle de ses voeux une « société écologique » qui intègrerait « dans son fonctionnement, au nombre de ses objectifs et de ses valeurs cardinales, en plus de la liberté, de l’égalité et de la solidarité sociale, l’impératif d’un respect de la « nature » et de la biodiversité sur le très long terme ».
Car la question écologique requiert un « nouvel imaginaire moral et politique articulant les défis démocratiques, sociaux et environnementaux » comme il requiert un véritable engagement de tous ceux qui se sentent dépossédés du sens de leur vie et de leur présence dans un tel « monde » où l’on suffoque tant de la corruption de l’atmosphère que de celle des consciences.
Un déni de réalité persistant
Pourtant, le déni de réalité s’exacerbe avec la « contre-révolution dite néo-libérale » dont le dogmatisme « free market » mène à une nouvelle phase d’accumulation et précipite le monde vers l’abîme en détruisant nombre de contraintes économiques, sociales et environnementales pour exercer son emprise sur une société de marchandisation généralisée et déshumanisée...
La « mondialisation capitaliste » légitime de façon pseudo-scientifique une « surexploitation irresponsable des ressources » et aggrave les dégâts environnementaux jusqu’à la sixième extinction des espèces en jouant d’une économie « immatérielle » aux infrastructures très matérielles, bien plus énergivores et polluantes encore que celles du trafic aérien.
Serge Audier montre que « l’entrée du virtuel dans la vie quotidienne » avive gravement « l’obsession consumériste addictive » et évacue irrémédiablement « l’enjeu écologique et la question de la responsibilité civique vis-à-vis du milieu naturel et des générations futures ». Pour lui, « les racines de la crise écologique mondiale, à gauche, se trouvaient au coeur même de la pensée socio-économique qui a structuré une part de son imaginaire, depuis l’industrialisme saint-simonien jusqu’au marxisme » - et la phase terminale d’info-dominance, d’uberisation et de déréalisation actuelles.
Si les dernières stratégies d’un capitalisme fallacieusement reverdi ne semblent abuser que de bonnes âmes environnementalistes toujours prêtes à marcher « pour le climat » mais jamais à sacrifier leurs chères mobilités ( vols intérieurs, charters, bateaux de croisière, yachts, voitures électriques, etc.) ou leurs niches fiscales à la vertu écologique, force est de constater que le génie de « ce système productif » en « révolution permanente » est de trouver sans cesse des sources inédites de profits dans de nouvelles technologies aussi « disruptives » qu’aussitôt addictives , dans les menaces et catastrophes écologiques qu’il provoque, ainsi que dans la raréfaction de la biodiversité (et de l’intelligence de la vie...) qu’il suscite...
Si la « satisfaction des besoins artificiels de quelques uns » se fait « aux dépens des besoins fondamentaux de tous », comment remédier aux conséquences mortifères de l’illimitation et de l’accaparement prédateur de ces « quelques-uns » qui s’affranchissent de toute solidarité envers leurs semblables ?
En dotant les enfants gâtés de l’aliénation consumériste d’un « imaginaire alternatif » afin de leur assigner d’autres « finalités collectives et individuelles » - comme un changement de « paradigme » ou de « système » ?
Le philosophe estime utile de rappeler que le « bien commun » n’est pas « un donné se satisfaisant de postures et de simagrées bon marché de « marcheurs pour le climat », il est le produit d’une réflexion et d’une délibération commune » - d’un engagement... Sa définition constitue un « enjeu de luttes entre groupes antagonistes, entre significations imaginaires sociales, entre idéaux d’une « bonne vie ».
L’urgence écologique suppose aussi un « éco-républicanisme conflictuel » concevant l’homme comme un citoyen éco-vigilant, capable de mobilisation pour plus d’équité et de partage planétaire, plus que comme un « producteur » et un consommateur compulsif de gadgets de plus en plus nuisibles.
La « crise écologique » serait-elle aussi civique ? Serait-elle aussi une crise de la conscience humaine au sein d’une post-humanité déracinée par la « digitalisation » illimitée du vivant et sa « mise en données » ?
Serge Audier, L’âge productiviste – hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La Découverte, 970 p., 29 €
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