Affaire Benalla : les infortunes de la vertu
Jean-Luc Mélenchon interroge Edouard Philippe sur les conséquences qu'il tirera de l'affaire :
Assemblée :
Jean-Luc Mélenchon, député la France insoumise, s'adresse à Edouard Philippe. Il redit que son groupe demande l'audition d'Emmanuel Macron devant la commission des lois. S'agissant du Premier ministre : « L'opposition a été méprisée quand elle vous demandait de venir au titre de l'article 50-1 et que vous avez préféré le Tour de France ou la buvette. [...] Puisque les fautes sont avérées, quelles sanctions comptez-vous prendre autour de vous pour que la vertu soit rétablie dans l'Etat ? »
Edouard Philippe trouve le sujet de « la vertu dans l'Etat »« passionnant ». « Au nom de la vertu dans l'Etat, jusqu'où a-t-on été ? [...] Vous savez comme moi que la démocratie s'est trouvée fortifiée lorsqu'elle ne s'est plus posé la question de la vertu mais la question du droit, de la procédure. [...] C'est comme cela que les démocraties sont devenues réelles alors qu'avant elles étaient proclamées et qu'on disait que c'était la vertu qui les dirigeait. » Sur la question centrale de Mélenchon : « Tirer les conséquences de procédures qui ne sont même pas terminées, je pense que c'est une mauvaise méthode. »
De tout ce que j'ai lu, vu ou entendu au sujet de l'affaire Benalla, j'ai été particulièrement intéressé par cette passe d'armes à l'Assemblée nationale entre Jean-Luc Mélenchon, président du groupe "Les insoumis de la République" et le premier ministre du gouvernement d'Emmanuel Macron, M. Edouard Philippe.
Au centre de ce débat, la notion de "vertu" que M. Edouard Philippe fait remonter aux Romains et qui en fait remonte aux Grecs ("l'aretê") et notamment à l'Ethique à Nicomaque d'Aristote.
Le terme aretê apparaît pour la première fois chez Aristote dans la définition du bonheur : "Le bonheur est une activité de l'âme selon son "arêté". Chez Aristote, l'aretê indique l'excellence d'un être ou de l'activité d'un être. Ainsi, Aristote parle de "l'aretê" de l'oeil, qui consiste à bien voir ou même de l'aretê d'un cheval qui correspond à l'idée de ce que doit être un bon cheval. La notion d'aretê est liée à la notion d'ergon : elle consiste à bien accomplir son "ergon", sa fonction.
Ni Jean-Luc Mélenchon, ni Edouard Philippe n'emploient le mot "vertu" dans ce sens. On peut cependant se demander si la vertu au sens aristotélicien, la capacité de bien accomplir une fonction ne serait pas pertinente en ce qui concerne Alexandre Benalla.
Aristote, qui fut le précepteur d'Aristote aurait peut-être posé la question de la façon suivante : ce garçon correspond-il à l'idée que l'on peut se faire d'un bon garde du corps ? S'en est-il donné les capacités ? A lire un certain nombre de témoignages, la réponse est non. Alexandre Benalla n'était pas suffisamment préparé à sa fonction et n'avait pas toutes les compétences nécessaires pour l'exercer.
Venons-en au sens du mot "vertu" dans le discours de Jean-Luc Mélenchon : Puisque les fautes sont avérées, quelles sanctions comptez-vous prendre autour de vous pour que la vertu soit rétablie dans l'Etat ?
Jean-Luc Mélenchon se réfère au sens politique du mot vertu, tel qu'on le trouve chez Montesquieu : "On peut définir cette vertu l'amour des Lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières." (Esprit des Lois, IV, 5). Elle est, selon lui, le principe de la démocratie (III,3)
Contrairement à Machiavel, Montesquieu ne fait pas de différence entre vertu privée et vertu politique, puisque l'une découle de l'autre.
Edouard Philippe souligne les dérives de la "vertu" en faisant allusion à Robespierre et à la Terreur. Mais si la vertu peut effectivement conduire à la Terreur, il s'en faut qu'elle se confonde avec elle. La Terreur n'est pas la vertu, mais une maladie de la vertu, comme le fanatisme est une maladie de la piété.
Le premier ministre affirme que les démocraties se sont mieux portées quand elles ont remplacé la vertu par le Droit. Mais le droit positif repose en dernière instance sur des principes moraux que l'on appelle le "droit naturel".
En-deça de la vertu politique et de ses dérives possibles, il y a la vertu de tout un chacun, sans laquelle aucune vie en société n'est possible, par exemple ne pas mentir, ne pas voler. "La vertu est si nécessaire à nos coeurs que, quand on a une fois abandonné la véritable, on s'en fait une à sa mode, et l'on y tient plus fortement peut-être, parce qu'elle est de notre choix (Jean-Jacques Rousseau,La Nouvelle Héloïse, III, 18)
Le comportement d'Alexandre Benalla : le fait d'avoir voulu s'enfuir après avoir causé un accident quand il était le chauffeur d'Arnaud Montebourg, de frapper un homme à terre au moment des manifestations du 1er mai à Paris, d'usurper des fonctions officielles, ne peut pas être considéré comme particulièrement "vertueux".
Parmi les vertus, les Romains mettaient au premier plan le courage. Le fait de frapper un homme à terre n'est pas particulièrement courageux.
C'est à partir des années 90, du moins à mon avis, avec Bernard Tapie que les comportements déviants ont été considérés comme normaux (le mensonge, la corruption, le cynisme) et même célébrés comme des qualités sociales éminentes.
Certains ont eu l'espoir ou l'illusion qu'avec Emmanuel Macron, une page se tournait et qu'on allait revenir à plus de moralité dans la vie politique, d'autant qu'une loi était en préparation à ce sujet.
L'affaire Benalla jette un doute sur la sincérité des intentions de l'exécutif et a entamé la confiance de beaucoup de gens, y compris de personnes qui avaient voté pour Emmanuel Macron dès le premier tour. Certes, un certain nombre de Français continueront à faire confiance à Emmanuel Macron, mais il y aura un avant et un après cette affaire.
L'exécutif est désormais sous étroite surveillance, l'image d'Emmanuel Macron n'est plus celle d'un sauveur infaillible qui va résoudre tous les problèmes de la France (le chômage, la dette, le déficit structurel du commerce extérieur, l'immigration...), mais celle d'un homme faillible, enclin à la crédulité, sensible à la flatterie et dont le discernement a été mis en défaut.
Il est désormais attendu sur ses actes et sur ses résultats et non sur ses discours.
... Et bien entendu sur sa "vertu" dans les trois sens du terme : la compétence, la "common decency" chère à George Orwell et la "préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre" chère à Montesquieu.
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