Afghanistan-Las Vegas : collision dans l’espace-temps
Le voyage comble une curiosité pour les paysages et ce qui les anime. On aime les étonnements du dépaysement. Ils inquiètent, rassurent, confirment, infirment. L’imagination apaisée, on rentre à la maison, satisfait ou non, rassuré souvent de ce que l’on est et du là où on a.
Des souvenirs souriants, légers font revivre pour longtemps le voyage avec plaisir et nostalgie. Il laisse des traces profondes si l’expérience a été dérangeante.
Un retour sur une vie antérieure voyageuse - merci Olivier - m’a rappelé deux séjours de cet acabit. J’y reviens car ce n’est qu’aujourd’hui que je les juxtapose.
Je vous parlerai d’abord de l’Afghanistan que j’ai découvert, avec trois amis, en juillet 1971. Nous y allâmes par un itinéraire classique à l’époque - via Téhéran, encore impériale - et de là en bus pour Hérat. On ne peut imaginer la fascination d’alors pour l’Afghanistan. Kessel avait publié Les Cavaliers en 1957 avec un succès inouï. Il y fait vivre le pays, ses habitants, les chevaux dans une épopée qui enflamma les imaginations. Les aventures, les sentiments, les mœurs étaient d’un autre temps. Pourtant, il ne se référait pas au passé. L’envie de connaître un endroit si étrange était irrésistible.
Nous étions préparés à ce que nous allions voir par des phrases telles que celles-ci, trouvées dans une préface de Kessel pour un album de photos (coll. Rêves et Réalités, édité par Réalités/Hachette 1970) : « J’ai entendu ... et les voix des tribus chanter la liberté, l’espace, la guerre et l’amour .../...
.../... et sur des tapis aussi magnifiques chargés de vaisselle, de fruits, de sucreries, de Kebabs, de laitages caillés, d’agneaux rôtis, de riz multicolores, j’ai pris part à des banquets de cent convives, habillés de cafetans de soie .../...
.../... Je les ai vu passer, tantôt par petites troupes, tantôt par files interminables, au pas de leurs chameaux énormes, toujours superbes, libres .../...
.../... Le Pachtou, l’Ouzbek, le Hazara, le Tadjik, le Turkmène, le Nouristan vivent chacun comme vivaient ses ancêtres .../...
.../... La vigueur et la noblesse des traits (ce peuple est l’un des plus beaux du monde) l’harmonie des mouvements, la couleur des étoffes s’accordent à cette dignité instinctive de pâtre, de paysan, de montagnard, de guerrier, de nomade .../...
.../... Le climat est dur : torride en été, glacial en hiver. La terre est ingrate, hérissée de montagnes et coupée de déserts. La vie est malaisée pour la plupart des gens ».
Kessel terminait en ces termes :
« Pourtant à cause de la fierté et de la bravoure et du sourire de son peuple, j’ai toujours trouvé, au fond de l’évasion la plus complète, un étonnant échange humain, une rare et virile sécurité ».
Pierre Schoendoerffer avait découvert l’Afghanistan avec Kessel, à son retour d’Indochine. Pendant sept mois, ils sillonnèrent les pistes. Il raconte, dans l’introduction à un reportage :
« La nuit il nous arrivait de camper dans une tchaïkhama, roulés dans de grands manteaux qui sentaient le mouton et le rire des chacals nous tenait éveillés .../... C’était l’Islam primitif, le Haut Moyen Âge .../... Ce que j’avais pressenti était vrai. L’Afghanistan c’est le ciel, c’est la pierre, c’est la nudité de l’âme et c’est Dieu. »
Ils n’avaient pas menti. Ce qu’ils avaient aimé nous était disponible. Je ne vous raconterai pas notre traversée du pays, en un taxi conduit par un chauffeur infatigable et rieur.
La plongée dans le passé, dans un autre univers, tenait d’abord au paysage, superbe, grandiose, un mélange incroyable de beauté : des montagnes, des cols, des vallées, des déserts, des oasis, des steppes, des sites fantastiques comme les lacs étagés de Band-i-Amir, les bouddhas de Bamyan. Il ignorait tout ce qui chez nous le souille : publicité, panneaux en tout genre, papiers gras, sacs plastiques, autoroutes, rails, zones industrielles, parkings, centres commerciaux, restaurant, hôtels, cinémas. Les routes étaient des chemins améliorés, pas toujours carrossables. On y croisait plus souvent des ânes, des chameaux et des chevaux que des bus, des camions ou des taxis.
Les habitants étaient à l’unisson. Les hommes étaient habillés de manteaux, enturbannés ou portant parfois un bonnet curieux que l’on a appris depuis à connaître. Les femmes, elles - quand on en voyait en ville - étaient des spectres recouverts des pieds à la tête d’une sorte de cagoule plissée bleue, avec un petit grillage brodé devant les yeux. Dans le Turkestan au Nord, nous en avons vu non voilées avec des hautes coiffures compliquées qui rappelaient le hennin de notre Moyen Âge.
Les scènes de la vie dans les villages, les campagnes étaient aussi d’une autre époque. Nous voyions de la route des paysans battant leur blé à coups de fléaux, des ânes tournant dans une meule pour écraser le grain. Dans les villages, un artisanat de première nécessité fabriquait devant le client les ustensiles du ménage, les outils pour les champs, la bourrellerie, les tissus. Cela se faisait sans mécanisation, à la main, avec adresse, débrouillardise et une efficacité confondante.
Dans les magasins en souterrain de la Khyber Pass, il y avait même des ateliers où l’on fabriquait sans machine-outil des fusils, des pistolets qui armaient jusqu’aux dents les Patchous de l’endroit. Leur activité, à ce moment-là, paraissait pourtant pacifique et surtout consacrée au change du dollar et de la monnaie locale.
Nous n’eûmes pas l’occasion d’assister au fameux bozkachi, cette joute à cheval entre deux équipes qui se disputent le corps d’une chèvre en automne et en hiver dans les plaines du Nord ni de voir les combats d’animaux dont ils sont friands : combats de chiens, de béliers, de chameaux, de coqs, de perdrix.
L’amusement n’est pas, de toute façon, la préoccupation principale, la grande affaire est la religion, l’islam. Cela se voit à la beauté et à la grandeur des mosquées. Les Afghans sont pour la plupart des sunnites, fidèles à l’orthodoxie traditionnelle et leur vie est régie par les cinq piliers de la foi. La discipline est contraignante et la société l’impose. J’imagine que leur dévotion s’apparente à celle de nos aïeux quand la peur de l’enfer faisait des religieux les maîtres des âmes et des corps. Ils en étaient encore là, mais ne paraissaient pas en souffrir. Leurs femmes, des ombres, n’avaient manifestement pas le droit d’exister en dehors de leur maison. C’étaient ces aspects qui nous rendaient les Afghans singulièrement étrangers. Il y en avait d’autres qui nous auraient rendu difficile de vivre leur vie : le poids des traditions, de la famille, la difficulté de se soigner, une pauvreté généralisée subie plus qu’acceptée car l’Histoire n’aurait pas été, par la suite, ce qu’elle fut. Il leur fallait survivre dans un combat contre le froid de l’hiver, la chaleur de l’été, la sécheresse, la faim, la soif, la maladie. Ils devaient y faire face avec les moyens qu’avaient nos ancêtres, dans les campagnes, dans l’ancien temps. Ils étaient dérisoires et on l’imagine pour s’en effrayer aussitôt. C’était cela qu’ils vivaient au XXe siècle, sans beaucoup d’atténuations pour la majorité. Elle s’en accommodait avec courage et orgueil, sans mendiants, sans le reprocher aux autres.
La suite du voyage, en Inde, au Cachemire fut riche et passionnante, mais le souvenir de l’Afghanistan resta éblouissant.
Décembre 1978. Le 31 décembre, venant de San Francisco par la route, on arrive à Las Vegas. L’arrêt ne pouvait être évité. Vegas est un aimant trop puissant. Il fallait de toute façon confronter nos a priori à la réalité. Le choc est rude, une apparition dans le désert, une créature incongrue qui surgit, puis s’impose au milieu d’un rien que n’en demandait pas tant.
Le culte du lieu est le jeu et surtout l’argent, son sous-produit, un dieu pour l’Américain. Sa religion l’encourage à aimer cette valeur synonyme de pouvoir, de respectabilité, de confort. Dans ce contexte, Las Vegas prospérait et prospère encore plus. Le principe est le même que celui de Wall Street. Il faut prendre des risques pour devenir riche. L’ambiance seule est différente, comme le décor. Les traders, les courtiers sont remplacés par des croupiers, des croupières. Les écrans de cotation sont des tables de black-jack, de poker, de roulette et les machines à sous, innombrables, en batterie, en série.
La passion y est plus primitive car l’argent se voit, se manipule, se perd, se gagne, sans intermédiaire. Elle se déchaîne, s’expose, explose dans un tintamarre feutré, le cliquetis de machines à sous, des cris de gagnants. Tous les moyens sont bons pour l’amplifier, associer le jeu à la fête et occuper les esprits par un spectacle permanent, omniprésent qui ne permet pas de réfléchir. Les publicités immenses, scintillantes, sans possibilité de les ignorer invitent aux spectacles de cirque, de music-hall, de variétés, de cabarets, de magiciens. La distraction est pour tous les âges, tous les besoins. Les "brothels" - out of town - ont une publicité tout aussi agressive et allèchent le client en proposant une marchandise fraîche, jeune, médicalement vérifiée et approuvée, toutes provenances. La satisfaction est garantie.
Cette débauche d’"entertainment" a une mise en scène et des décors à sa démesure. Les casinos rivalisent de hauteur, de grandeur de lumières, de jets d’eau. Ils impressionnent non par leur beauté, mais par la volonté d’en imposer, d’abasourdir.
Les foules qui s’y engouffrent prouvent que les concepteurs, les investisseurs avaient raison. A l’intérieur, le spectacle est à la mesure du dehors, la foule est innombrable. La plus nombreuse s’agglutine sur les bandits manchots, ces machines à sous qui portent bien leur nom. Solitaires, les yeux rivés à l’instrument, perdus dans leur bulle, ils activent mécaniquement le levier pendant des heures, des jours, des nuits, indifférents au reste, dépensant jusqu’à se ruiner. Ils sont de tout âge, fatigués, indifférents à toute logique, pitoyables, désespérés, désespérants.
Trente ans plus tard, je sais que parcourir l’Afghanistan ou séjourner à Las Vegas c’était faire l’impossible voyage dans l’espace-temps. Dans le même monde, au même moment, il était possible, dans le début des années 70, de vivre dans des univers dignes d’une uchronie. Dans l’un, vous plongiez dans un Moyen Âge mystique, religieux, archaïque, peuplé de tribus vivant de troc, de l’agriculture, de l’élevage, fiers, pauvres, dans un milieu rude, se déplaçant à pied, à cheval, à chameau. Dans l’autre, à quelques milliers de kilomètres, dans une ville rutilante, dégoulinante de watts, de couleurs, de bruit, de voitures s’agitent des hommes, des femmes, souvent obèses, obsédés par leur apparence et avides de consommer, de jouir, d’assouvir des envies, des désirs d’argent, mâcheurs de gomme, mastiqueurs de hot-dogs, buveurs de coca, de bière, survoltés, fascinés par des machines à sous, des tapis verts. Cette foule prisonnière d’un système qui la dévore, d’une gaieté qu’on lui fabrique m’avait laissé de la tristesse, du dégoût et consterné à l’idée que ce mirage avait toutes les chances d’être contagieux. C’est pour fuir cette menace que ma femme et moi quittâmes très vite Las Vegas avec l’impression d’avoir transité par un monde surréaliste, futuriste, habité par des humanoïdes auxquels on aurait donné l’autorisation de s’amuser pour quelques heures dans un univers artificiel où ils auraient le droit de perdre leur argent en espérant en gagner.
Pour un voyageur, se confronter à des mondes différents ailleurs que dans le confort de sa bibliothèque est la raison de son départ. Il compare son univers avec celui d’un autre. Le choc et intime. Il n’a pas de conséquence. Revenons aux deux pays où nous nous sommes invités. Tout les oppose : l’histoire, la religion, les valeurs, l’art de vivre. L’un vit dans le dénuement, accepte son sort car il n’a pas le choix. L’autre a conquis l’opulence, est obsédé par l’argent, la satiété. Le premier ne craint pas la mort, le deuxième en a peur.
La guerre pour l’Afghan est un état auquel l’Histoire l’a préparé. Même en paix, il se déplace armé, poignard à la ceinture, fusil en bandoulière. Il a lutté contre les Aryens védiques, contre Cyrus et Darius, Alexandre, les Omeyyades venus de Damas, Gengis Khan, Tamerlan. Trois fois, il fit la guerre aux Anglais qui s’en souviennent. Les Soviétiques regrettèrent leur invasion.
L’Américain ne rechigne pas non plus à la guerre. Il la préfère quand il est sûr de gagner. Son rêve impossible est de la faire sans en mourir.
Rien ne prédisposait les deux peuples à se rencontrer puisqu’ils vivent dans des mondes parallèles. Le sort, la malchance, la folie humaine, sa politique a permis l’impossible. Leur trajectoire s’est confondue. Le choc a eu lieu. Les deux univers ne se sont pas reconnus. Ils se sont déclarés ennemis et depuis ils se tuent. On ne peut imaginer des adversaires plus disparates. L’un vit dans un monde féodal, guerrier, fanatique. L’autre, sophistiqué, consumériste vit dans un monde douillet qui ne sanctifie pas la mort de l’incroyant. L’un rêve de corps à corps, l’autre de guerre presse-bouton. Ce dernier a toujours été battu quand il est allé, au loin, s’attaquer à plus petit, plus maigre, plus pauvre.
La partie est inégale car l’Afghan est irréductible et il combat chez lui. Il y vit depuis toujours dans la misère, l’orgueil, la dignité, la liberté, la privation et il n’a peur de rien. Sa religion est sans doute un fardeau, c’est du moins de la sorte qu’elle nous paraît, mais il en fait une force. En face, il y a Las Vegas et un peuple gavé, gras, dont l’argent est le premier des dieux et lui permet beaucoup. Il oblige ses malheureux soldats et leurs mercenaires à se battre en terre inconnue contre une armée de Djinns. Pour ceci et cela, la fin ne sera pas heureuse car il ne fait pas le poids malgré son PIB, sa science, sa scientologie, son lard.
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