Agriculture et tradition
Rémi, 30 ans, est agriculteur dans le bovin, comme son père, et le père de son père avant lui. Comme beaucoup d'agriculteurs, les dettes s'accumulent. Ne noircissons pas le tableau, Rémi et sa famille vivent correctement, mais les fins de mois sont justes, et le sommeil manque. Et entre la baisse de consommation de viande des ménages français et la concurrence étrangère, il est difficile d'envisager sereinement l'avenir.
Dans quelques semaines, les quelques noyers répartis sur les prés en pente vont produire plusieurs centaines de kilos de noix. Un complément de revenu attendu avec impatience. La noix, ce n'est pas simple : les parcelles sont en pente, et la mécanisation n'est pas possible : on ramasse de longues heures à la main, ou avec un petit collecteur manuel pour les rares parties à peu près plates. Mais le travail ne s'arrête pas là.
En effet, une partie de la récolte est vendue à un moulin plus bas dans la vallée. Ce moulin souhaite les cerneaux débarrassés de leur coquille pour en faire de l'huile. Et ainsi, après séchage, la plupart des soirées d'hiver sont occupées à monder à la main, à casser les coquilles entre un petit marteau et une antique bûche de bois, toujours la même depuis des générations. Des centaines d'heures de travail dans une grange non chauffée en plein hiver, pour, chaque année, gagner entre 300 et 500€. Le moulin n'achète que les quantités qu'il pense pouvoir écouler, et à bas prix. Car malgré l'absence de traitement des noyers, Rémi ne bénéficie pas du label bio : trop de démarches, et puis "le bio c'est pour les bobos".
De bouche à oreille, il parvient à écouler quelques dizaines de kilos supplémentaires à des connaissances, mais chaque année il lui reste plusieurs centaines de kilos datant de 2 ans, ramassés, séchés, non vendus, qui finissent en remblais pour ses pâturages humides.
En cumulant le ramassage, le brassage, la casse, le transport, il est certain qu'il ne gagne pas plus d'un euro par heure de travail.
Bricolo amateur, je lui ai proposé de construire un casse noix électrique, à base d'une caisse en bois, d'un petit moteur électrique, en m'inspirant librement des vidéos de Barnabé Chaillot (que je conseille à tous les bricoleurs d'ailleurs). Une vingtaine d'euros pour une réalisation qui lui aurait économisé au bas mot 100h de travail par an.
Je me suis vu opposé un net refus : comme mon père et son père avant lui, les noix seront cassées à la main, dans le froid. Les mains seront crevassées, les yeux pleureront de fatigue, pour une misère, au nom de la tradition. Au nom de la tradition, il ne fera pas non plus de vente de sa production de viande à la ferme, qui est pourtant une manne financière importante pour de nombreux agriculteurs. Parce qu'il passe ses soirées à monder, il n'a pas le temps d'essayer de se faire connaitre, ne serait-ce que via les réseaux sociaux, pour mettre en valeur et écouler facilement ses noix en trop ou même les produits de son potager. Pour la tradition toujours, il ne souhaite pas transformer ses productions avant de les vendre, ce que tout agriculteur sait extrêmement rentable.
Pour essayer de s'en sortir, une seule solution pour lui qui ne dort déjà que 4h par nuit, travailler plus, de la même façon qu'antan, encore et encore plus.
Chaque année, en France, ce sont environ 500 agriculteurs qui mettent fin à leurs jours, sans compter les centaines d'accident liés au manque de sommeil et à l'épuisement. Je ne souhaite évidemment cela pour rien au monde à sa famille. Pour autant, si ça devait arriver, il serait certain que le coupable ne sera pas les soucis financiers, la fatigue ou l'économie. Le seul responsable, dans un monde en perpétuel changement, sera le respect de la tradition.
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