Alexandra Kollontaï, une féministe révolutionnaire
« l'expérience de tous les mouvements libérateurs attestent que le succès d'une révolution dépend du degré de participation des femmes ». Lénine.
A l'occasion de la journée internationale des femmes, il est peut-être utile de rappeler le travail formidable accompli par cette révolutionnaire durant les premières années de la Révolution russe en faveur des femmes en général et des ouvrières et des paysannes en particulier. L'histoire de la Révolution russe tend à ne retenir que des figures masculines. Or ce sont les grèves des ouvrières de textile de Petrograd (Saint-Pétersbourg aujourd'hui) qui ont enclenché la première révolution le 23 février 1917 (8 mars dans le calendrier Grégorien) qui a emporté le régime despotique des Tsars. En effet, les femmes sont descendues massivement dans la rue le 8 mars, journée internationale des femmes, et ont réussi à renverser un régime multicentenaire, c'est un fait historique sans précédent. Mais les femmes ont également joué un rôle exemplaire dans la révolution d'octobre 1917 qui portait en elle les aspirations et les espoirs les plus simples et les plus grandioses de tout un peuple. Parmi ces révolutionnaires femmes, Alexandra Kollontaï est probablement la plus talentueuse et la plus audacieuse. Certes Kollontaï n'est pas la seule femme qui a joué un rôle majeur dans les premières années de l'Union soviétique. D'autres femmes révolutionnaires comme Nadedja Kroupskaïa, Elena Stassova ou encore Inessa Armand, pour ne citer que celles-là, ont tenu un rôle de premier plan. Mais Alexandra Kollontaï non seulement faisait preuve d'une farouche liberté d'esprit, mais elle a surtout compris, plus que les autres peut-être, les nécessités sociales, politiques et sexuelles des femmes.
Élue membre du comité central du parti bolchevik, elle fut également la première femme au monde à occuper un poste ministériel (commissaire du peuple aux affaires sociales) dans le premier gouvernement des Soviets sous la présidence de Lénine. Elle se consacre alors avec détermination à la défense des intérêts des femmes dans un pays pauvre et arriéré où la femme était totalement soumise non seulement à son mari, mais aussi à une morale archaïque héritée de la religion et renforcée par le régime des tsars. Pour Alexandra Kollontaï, la Révolution doit accoucher d'un ordre social nouveau pour la famille et les femmes. Effectivement, c'est ce gouvernement dont elle fait partie jusqu'en mars 1918 qui a aboli toutes les lois tsaristes sur la famille. Ainsi l'infériorité des femmes et le mariage religieux sont abrogés par décrets. L'homosexualité est dépénalisée. Tous les enfants, légitimes ou non, sont égaux devant la loi. L'héritage est aboli. Les adoptions privées sont interdites. Le divorce est accordé sur simple demande de l'un des conjoints. Le travail est rendu obligatoire pour les hommes comme pour les femmes etc. Rarement un pays a fait autant pour les femmes tout du moins sur le plan législatif. C'est une révolution radicale qui a fait dire à Lénine « Nous pouvons le dire avec fierté et sans crainte d'exagération, il n'y a pas un seul pays au monde, en dehors de la Russie des Soviets, où la femme jouisse de tous ses droits et ne soit pas placée dans une position humiliante, particulièrement sensible dans la vie familiale de chaque jour. C'était là une de nos premières et plus importantes tâches » (1).
Des mesures importantes ont été prises également dans le cadre du ministère des affaires sociales dirigé par Alexandra Kollontaï. « Les réalisations les plus importantes de notre commissariat du peuple dans les premiers mois après la Révolution d’octobre furent les suivantes : décrets pour améliorer la situation des invalides de guerre, pour abolir l’instruction religieuse dans les écoles de jeunes filles qui dépendaient du ministère (ceci se passait encore avant la séparation générale de l’église et de l’Etat) décrets pour faire passer les prêtres au service civil, pour faire adopter le droit à l’auto-administration des élèves dans les écoles de filles, pour réorganiser les orphelinats les plus anciens en des maisons d’enfants du gouvernement, décrets pour créer les premiers foyers pour nécessiteux et gamins des rues, décrets pour réunir un comité composé de docteurs qu’on allait charger de mettre sur pied un système de santé public et gratuit pour le pays tout entier » (2).
En janvier 1918, elle met en place un Office central pour la protection de la maternité et de l'enfance. Elle a aussi transformé toutes les maternités en maisons gratuites pour dispenser des soins aux mères et aux nourrissons. « Il fallait jeter des bases pour la création d’un vaste complexe gouvernemental pour la protection des mères » disait-elle (3).
Même pendant la guerre civile, des crèches, des cantines publiques, des laveries, des foyers communautaires, des jardins pour enfants etc. ont été développés sous son influence. Il fallait libérer la femme du fardeau des tâches domestiques. Elle pensait que « la « séparation de la cuisine et du mariage » est une grande réforme, non moins importante que la séparation de l'Église et de l'État » (4).
Avec l'aide notamment d'Inessa Armand, elle crée le département du parti chargé de l'émancipation des femmes (Jenotdel) dont elle fut la présidente de 1920 à 1922. Les bureaux du Jenotdel étaient présents sur tout le territoire des républiques soviétiques y compris les plus arriérées. Les militantes propageaient courageusement les idées de la Révolution, la stricte égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines. Elles se battaient pour que les femmes participent comme les hommes à tous les échelons du pouvoir non seulement dans le gouvernement (qui ne comptait que deux femmes dans ses rangs), mais aussi dans le parti, les soviets, les syndicats, l'armée etc. C'était là un combat que Kollontaï avait déjà mené au sein même des soviets :« Partout les Soviets doivent contribuer à ce que l’on considère les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes.(...) Nous nous arrangions pour pousser et faire accepter cette motion, mais point sans résistance. Ce fut une victoire immense et durable » (5).
Elles prônaient plutôt l'auto-émancipation des femmes que les interventions de l'Etat. Si certains dirigeants bolcheviks étaient contre la création du Jenotdel, Lénine par contre, lui accordait tout son soutien et fustigeait tous ceux qui étaient contre la création d'organismes spécifiques réservés à l'émancipation des femmes (6). Mais le travail formidable du Jenotdel se heurtait non seulement à la résistance des hommes, mais surtout au manque de ressources et à l'état de pauvreté dans lequel se trouvait la Russie de l'époque. Plus tard, en janvier 1930, le Jenotdel est dissous par Staline.
Mais pour Kollontaï, l'émancipation des femmes ne s'arrête pas à « la séparation de la cuisine et du mariage » et à la stricte égalité devant la loi entre les sexes ; ce combat doit également embrasser des domaines comme la sexualité et l'amour : « Les rapports des sexes sont une partie importante des règles de la vie » pensait-elle (7).
Elle défend alors de nouvelles conceptions sur l'amour libre, l'amour-camaraderie. Elle était persuadée que seule la société socialiste permettrait de créer les bases nécessaires pour la réalisation de ce qu'elle appelle « l'amour libre » : « L' « amour libre » introduit de façon récurrente dans la société de classe existante, au lieu de libérer les femmes des difficultés de la vie familiale, lui ferait porter un nouveau poids. Seul un certain nombre de réformes fondamentales dans la sphère des rapports sociaux – des réformes transférant ces obligations de la famille à la société, à l’État – pourrait créer une situation où le principe de l' « amour libre » pourrait dans une certaine mesure être réalisé » (8).
L'amour basé sur la solidarité et la camaraderie devient alors une force sociale et psychique. Les relations amoureuses libres et purgées de toute exclusivité doivent reposer sur des postulats précis : « L'idéal d'amour pour la morale bourgeoise était l'amour d'un couple uni par le mariage légitime.
L'idéal d'amour de la classe ouvrière découle de la collaboration dans le travail, et de la solidarité dans l'esprit et la volonté de tous ses membres hommes et femmes, il se distingue naturellement par sa forme et par son contenu de la notion d'amour d'autres époques de civilisation. Mais qu'est-ce donc que « l'amour-camaraderie » ? Cela ne signifie-t-il pas que la sévère idéologie de la classe ouvrière, forgée dans une atmosphère de lutte pour la dictature ouvrière s'apprête à chasser impitoyablement le tendre Éros ailé ? Non pas. L'idéologie de la classe ouvrière non seulement ne supprime pas « l'Éros aux ailes déployées » mais au contraire, elle prépare la reconnaissance du sentiment d'amour en tant que force sociale et psychique.(...) Dans cette période, l'idéal moral déterminant les relations sexuelles n'est point le brutal instinct sexuel, mais les multiples sensations éprouvées aussi bien par la femme que par l'homme, d'amour-camaraderie. Pour correspondre à la nouvelle morale prolétarienne qui se forme, ces sensations doivent reposer sur les trois postulats suivants :
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Egalité des rapports mutuels (sans la suffisance masculine et sans la dissolution servile de son individualité dans l'amour de la part de la femme) ;
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Reconnaissance par l'un des droits de l'autre et réciproquement, sans prétendre posséder sans partage le cœur et l'âme de l'être aimé (sentiment de propriété, nourri par la civilisation bourgeoise) ;
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Sensibilité fraternelle, art de saisir et de comprendre le travail psychique de l'être aimé (la civilisation bourgeoise n'exigeait cette sensibilité dans l'amour que chez la femme) (9).
Ses écrits sur l'amour et la sexualité sont devenus insupportables pour ses adversaires à l'intérieur comme à l'extérieur de la Russie soviétique. Effectivement, elle a été attaquée même dans sa vie privée et certains universitaires occidentaux l'accusent de « sadisme sexuel », que « son enthousiasme révolutionnaire n'est que la satisfaction de sa nymphomanie » ou encore « qu'elle prônait la satisfaction débridée de l'instinct sexuel » (10). Pour Orlando Figes, Alexandra Kollontai est une « Femme bouillante et émotive, encline à s’énamourer des jeunes gens et des idées utopiques, elle s’était engagée dans la cause bolchevik avec le fanatisme des nouveaux convertis » (11).
Même dans son propre parti, des responsables bolcheviks ne partageaient pas non plus ses opinions et c'est le moins que l'on puisse dire. On lui reproche, entre autres, d'accorder « trop d'importance aux problèmes purement sociologiques » et de donner à « la lutte des sexes plus d'importance qu'à la lutte de classes » (12). Selon certains dirigeants, « L'amour libre » a tourné chez les komsomols et les étudiants, « en fornication phallocratique à tout crin » (13).
« Mes thèses dans le domaine de la morale sexuelle furent combattues avec âpreté. Des soucis personnels et familiaux s’ajoutèrent à cela, et ainsi, en 1922 des mois passèrent sans que je puisse faire un travail fructueux » écrivait-elle simplement dans « But et valeur de ma vie » (14).
Attaquée, stigmatisée et ses idées délibérément déformées, Alexandra Kollontai, s'éloigne et se retire des événements politiques de son parti avant d'accepter le poste d'ambassadrice soviétique en Norvège, devenue là encore, la première femme dans l' histoire à occuper cette fonction.
Oubliée aujourd'hui, Kollontaï était pourtant « l'une des premières à affirmer les principes féministes modernes, auxquels le XXI siècle a en partie renoncé, malgré les bruyants cris de victoire autour du mariage homosexuel » (15).
Mais Alexandra Kollontaï était d'abord et avant tout une révolutionnaire pour qui seule la société socialiste est capable de rendre effective l'émancipation de la femme dans sa vie quotidienne et familiale : « La libération de la femme ne peut s'accomplir que par une transformation radicale de la vie quotidienne. Et la vie quotidienne elle-même ne sera changée que par une modification profonde de toute la production, sur les bases de l'économie communiste » (16).
La libération de la femme du fardeau des tâches domestiques qui l'oppriment et l'humilient devrait se traduire par de nouveaux rapports au sein du couple : « Sur les ruines de l’ancienne famille on verra bientôt surgir une forme nouvelle qui comportera des relations toutes autres entre l’homme et la femme et qui sera l’union d’affection et de camaraderie, l’union de deux membres égaux de la société communiste » (17).
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(1)https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1919/09/vil19190923.htm
(2)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1926/07/but.htm
(3)Ibid
(4)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1921/0a/kollontai_conf_12.htm
(5)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1926/07/but.htm
(6)C. Zetkin « Mes souvenirs de Lénine », cité par Tariq Ali dans « Les dilemmes de Lénine » Sabine Wespieser éditeur, p.377
(7)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1923/05/eros.htm
(8)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1909/00/bases_sociales.htm
(9)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1923/05/eros.htm
(10)Voir Tariq Ali op. cit. page 378.
(11)« La Révolution russe. 1891-1924, la tragédie d’un peuple », Paris, Denoël, 2007, cité dans Dissidences, La Résurrection d’Alexandra Kollontaï ?
https://dissidences.hypotheses.org/6896#sdfootnote21sym
(12)Paulina Vinogradskaja cité dans https://www.persee.fr/docAsPDF/cmr_0008-0160_1965_num_6_4_1638.pdf
(13)Tariq Ali op. cit. p. 380
(14)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1926/07/but.htm)
(15)Tariq Ali dans « Les dilemmes de Lénine », Sabine Wespieser éditeur, page 364.
(16)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1921/0a/kollontai_conf_12.htm
(17)https://www.marxists.org/francais/kollontai/works/1918/11/famille.htm
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