Algérie : confusions et confessions
Sous le titre de « l’innocence des confusions », l’éditorialiste du « Soir d’Algérie » a rapporté en fait « un long passage d’un lecteur sur l’usage du mot innocent quand il s’agit de parler des victimes ». Des victimes du terrorisme, cela s’entend.

"J’ai failli en arriver aux mains ce week-end avec un vieil ami pourtant si sage et libraire de son état. La raison me diriez-vous ? Elle est si simple. Il reprend cette affreuse et innommable litanie, inconsciemment j’en suis persuadé : les récents attentats d’Alger n’ont fait que tuer des innocents. Rentré dans une colère noire, je réplique alors : mais vois-tu toi des gens qui méritent de mourir sous les bombes des assassins ? Donc on admet qu’il y a des gens qui le méritent et qui ne sont pas innocents". Plus loin encore, ce lecteur anonyme du Soir d’Algérie ajoute : "Quand bien même il y aurait, ya sidi, des gens qui méritent d’être châtiés, reviendrait-il aux sbires du GSPC, Al Qaida ou autres de prononcer et d’exécuter la sentence ?" Et il conclut d’une façon on ne peut plus magistrale : "Le mal est en nous et malheureusement trop enraciné et on a à s’en prendre qu’à nous-mêmes". Ce lecteur a tout vu juste. A tel point qu’à mon tour j’ai, tout de suite et facilement, succombé à la sagesse émanant de ce qu’il a écrit et j’ai voulu donc disserter sur la question : la question de l’innocence mijotée à toutes les sauces dans un pays qui manque, malheureusement, cruellement de philosophes et d’intellectuels de façon générale capables d’initier et d’orienter la réflexion sur ce qu’on devrait faire ou ne pas faire pour que ce terme retrouve la plénitude de sa signification. Qui est innocent et qui ne l’est pas ? Tout le monde est innocent jusqu’à preuve du contraire, me rétorque-t-on. Soit. Devrais-je l’admettre sans discussion aucune ? NON. Sinon ce papier n’aurait pas de raison d’être. D’exister. Ne peut être innocent celui qui sème volontairement la mort. Ne peut être innocent celui qui se fait exploser au milieu d’une masse compacte de gens "innocents" ou pas. N’est pas innocent non plus celui qui attise la haine et encourage le crime. Mais, avant d’aller plus loin, c’est quoi l’innocence ? Voilà une question pas du tout innocente, me diriez-vous ? Est-ce la pureté de l’âme ou la naïveté de l’esprit ? Ou est-ce les deux à la fois ? Je n’ai eu pas le temps de consulter un dictionnaire spécialisé ni de lire Rousseau ou Voltaire ou un autre philosophe du XVIII siècle pour m’étaler longuement sur la question. Alors je vous livre en vrac le fond de ma pensée. Sans me prendre pour un philosophe.
Les hommes et les femmes qui ont péri atrocement lors des deux derniers attentats kamikazes à Alger, pour ne citer que cet exemple, n’étaient pas plus innocents que d’autres. Seulement, ils ont eu la malchance de se trouver au mauvais moment au mauvais endroit. Faire le distinguo entre ceux qui périssent sous les balles des assassins en disant d’eux qu’ils étaient innocents et ceux qui, miraculeusement, en échappent est un raisonnement absurde et contribue largement, même de façon inconsciente, à assimiler ces derniers à des gens pas du tout innocents. Cela fait le jeu des terroristes qui redoublent de férocité ; car, pour eux, un tel discours témoignerait de l’existence de beaucoup de gens "non innocents" à éliminer encore. Et encore ! Et alors il ne nous sera que plus difficile de sortir de ce cercle vicieux et de cette ambiance viciée par les tenants de l’innocence et de la culpabilité. Nul n’est coupable. Nul ne mérite de mourir déchiqueté par les bombes de "nos frères en islam".
Ainsi donc le mal est en nous. Il est dans notre façon de nous exprimer et d’exprimer nos sentiments, particulièrement lors de drames semblables à ceux qu’a vécu la population algéroise dernièrement. Du sommet jusqu’à la base, du plus érudit à l’ignare d’entre nous, nous tenons tous, devant chaque calamité naturelle ou due tout simplement et bêtement à la main humaine (qui n’est pas du tout étrangère), le même langage, le même discours, discours usé jusqu’à la corde : "ce sont les innocents qui payent". Cette expression revient comme une litanie à chaque malheur qui nous frappe, à chaque malheur qui nous atteint : dans la bouche des grands et des petits aussi.
Il faut dire que nous utilisons souvent des termes sans en connaître la signification exacte. Dans ce cas-là, c’est le terme innocence qui est galvaudé par tout un chacun : de l’épicier du coin jusqu’au maître assistant de l’université. Chaque fois que quelque chose ne va pas dans notre si beau pays, on ressort la fameuse "ce sont les innocents qui payent". Ainsi donc les innocents n’en finissent pas de payer. Et à ce rythme-là, bientôt il n’y aura plus d’innocents dans ce pays. Et qu’adviendra-t-il alors lorsqu’il n’y aura plus d’innocents pour payer les pots cassés ou pour se casser la pipe ? Lorsqu’il n’y aura plus d’innocents à être emportés par les crues d’un oued ou l’effondrement d’un immeuble ou encore, ce qui est fréquent par les temps qui courent, l’explosion d’un camion-citerne avec son kamikaze à bord ? Qu’adviendra-t-il ce jour-là ? Et que dira-t-on ? Dira-t-on qu’ils étaient, ces esprits manquant de vivacité et d’alerte, ces énièmes victimes du terrorisme ou d’un tremblement de terre, coupables et qu’ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient ? Il est temps de rectifier le tir. Il est temps de ne plus voir des innocents qu’en des victimes du terrorisme ou d’autres calamités naturelles. Il est également temps de ne plus voir des coupables et rien que des coupables en ceux qui, par la grâce divine, ont eu la vie sauve.
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