« Allumeuses », anatomie d’un mythe
Depuis Eve, Cassandre ou Salomé jusqu’à la Lorelei, Lolita ou Marilyn Monroe, le fondamental et désarmant mystère d’être femme fait scandale, dans une débauche d’imagerie pour le moins aliénante. Faute de ranimer les ressorts fatigués de ce qui fait « l’homme déconstruit » d’aujourd’hui ? Entre clichés sempiternels et « déstabilisation de la catégorie de genre », la philosophe Christine Van Geen reprend le flambeau des « allumeuses » à qui il est tant prêté. Histoire de délivrer l’éternel féminin d’un chantage atavique fondé sur une mystification - et de réactiver sa puissance de feu ?
La poétesse Lydie Dattas observait que les femmes sont « cet abîme au bord de quoi les hommes vacillent ». A peine adolescente, elle découvrait « la tragédie d’être un appât » : « J’étais toujours à portée de main d’un pillard. Chaque regard d’homme était une impasse crasseuse. » (Carnets d’une allumeuse, Gallimard, 2017) Entreprise par un libidineux qui prétendait exercer son emprise sous prétexte de « littérature », la jeune Lydie se dérobe à ses assauts et se fait traiter d’ « allumeuse » - une insulte interpellante dont les avatars hantent tout autant la grande littérature que le quotidien des femmes de tous les temps..
Lydie Dattas souligne aussi le risque aussi de ne plus être considérée comme appât sur le marché dérèglé de la séduction ou la foire aux vanités fantasmées - et la farce de « devenir poète après avoir été poème »… Ce passage-là est aussi délicat que celui de femme-objet à femme-sujet, au fond d’une telle impasse... Comment passer de la « fausse monnaie de la séduction avec ses codes de soumission » à l’authenticité des « rapports qui régissent les échanges » ?
Pour Christine Van Geen, cela suppose un « plein droit à initier la séduction, à désirer – sans que les hommes craignent de se faire éteindre »... Savoir dire « non » aussi pour se donner le feu, d’un délicat toucher d’âme (le tact...) ou se ranimer la flamme en toute réciprocité – en mangeurs de feu inassouvis se faisant présent de ce « simple et quotidien miracle » ?
« Hommes, femmes, mode d’emploi » ?
On en est toujours là – ou encore : l’existence de deux sexes distincts supposés s’unir pour engendrer un ordre irréversible des générations n’en finit pas d’être objet de perplexité pour une humanité présumée penser sa capacité reproductive d’espèce vivante - et la mettre en signification plutôt qu’en éprouvette, en barquette ou autres équations...
La différence des sexes n’est-elle pas à l’origine de toute pensée ? Le mot « allumeuse » apparaît vers 1850 et désigne dans l’argot des policiers les prostituées qui ne doivent « apparaître dans les rues qu’au moment de l’allumage des reverbères ». Il n’en finit pas de faire des étincelles et de consacrer une présumée « toute-puissance du désir masculin » faisant l’économie de la notion de consentement, à en juger le poème La Ballade des allumeuses, (signé E. De Tivoli) paru dans Le Cri de Nîmes le samedi 11 mai 1912 :
Livrant tout, ne donnant rien
Elles ont du chic, beaucoup de chien, Les allumeuses !
Se donnent d’esprit et non de corps
– C’est ce qu’elles ont de plus retors ! Les gueuses !
S’il y a des « allumeuses », c’est parce qu’il y a des allumés, des Pygmalion ou des Humbert Humbert qui prétendent façonner les jeunes filles selon leurs fantasmes : « Il n’y a pas d’allumeuse sans regard allumé. »
Ainsi, la Salomé orientale jouant de ses sept voiles ne doit sa réputation qu’au regard concupiscent des mâles – à commencer par celui de son beau-père Hérode, roi de Judée, et de ses invités masculins conviés à la danse de la fillette instrumentalisée par sa mère Hérodias.
Les reptations ophidiennes d’un mythe obsédant n’en finissent pas de frémir dans les fluides ondulations des jeunes filles d’aujourd’hui dont la petite mécanique de séduction bien huilée demeure sempiternellement évaluée par un regard mâle et torve – et Lydie Dattas poursuit la métaphore de Salomé : « A chaque fillette était donné le pouvoir de détruire l’Univers. Comment ne pas en devenir folle ? Qu’un despote tombe sous son charme, c’était l’assurance de voir la tête du Baptiste sur un plateau. »
Salomé, la fillette de treize ans à l’origine, à son corps défendant, d’une littérature ambigüe et d’une iconographie surchargée, était vraisemblablement dénuée de tout désir pervers, comme le rappelle Chrisitne Van Geen. De surcroît, elle était probablement une victime d’inceste, jetée précocement sur le marché des fantasmes, des corps mis en affrontement - et des clichés tenaces...
La poétesse réinvente « allumeuse » en éveilleuse – celle qui vous éclaire le chemin, celle qui vous donne la lumière indispensable pour cheminer, faire de bonnes rencontres chemin faisant pour faire corps avec le monde. Une bonne allumeuse n’oublie pas de remettre le soleil à sa place après vous l’avoir prêté – de son plein gré, évidemment… Il fut un temps, pas tout à fait mort, où un corps de femme n’avait d’autre valeur que celle des services qu’il rendait – ou celle de sa marchandisation en appât erotico-publicitaire… Sacha Guitry (1885-1957), homme de proie sans doute dominé par sa position dominante dans la « société du spectacle », comparait la vie des jolies femmes de son temps à celle d’un gibier le jour de l’ouverture de la chasse... Est-ce toujours aussi difficile de paraître dans la plénitude d’une féminité assumée pour accomplir sa souveraineté sur l’autre pôle du monde, en une parfaite réciprocité de présence à soi et à l’autre ? Voire dans la communion de « deux allumés-allumeurs » - avant totale « déconstruction » ? Le pouvoir d’éprouver son effet sur autrui et d’infléchir les douces lois de l’attraction ne va pas sans « réappropriation » de la flamme sacrée, toujours à reconquérir sur la prédation immédiate sans avenir. La difficulté d’être soi pour celles qui ont pris corps pour la beauté et l’amour se révèle jusque dans la fortune du mot « partenaire » et la technicisation du sexuel soumis à évaluation permanente ou à des pseudo savoirs « scientifiques ». Si le corps des filles « est aussi leur pensée », le véritable « progrès humain » serait-il d’abord cette vision d’une aventure sensée selon la libre volonté d’hommes et de femmes cheminant ensemble en une histoire sensible et une durée librement consentie ? Quelque chose comme le goût d’un avenir commun, en somme – ou l’oeuvre de l’amour...
Ainsi, Christine Van Geen invite à mettre l’amour à l’oeuvre dans nos vies. Pour de vrai, pendant qu'il en est encore temps ?
Christine Van Geen, Allumeuse – genèse d’un mythe, Seuil, 192 pages, 20 euros
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