André Glucksmann, pour mémoire
L'histoire réserve parfois de bien étranges, dans leur aspect mortifère, coïncidences : c'est lors des obsèques, le 19 avril 1980, de celui, Jean-Paul Sartre, qui fut le « maître à penser », pour toute une génération d'intellectuels, de l'engagement, que j'ai rencontré André Glucksmann, mort ce 10 novembre 2015.
PREMIER SOUVENIR : L'ENTERREMENT DE SARTRE
Je me souviens. Je suivais alors, aux côtés de Glucksmann précisément, l'immense convoi funèbre qui, parti de l'hôpital Broussais, où Sartre s'éteint éteint quatre jours auparavant, le 15 avril, emmenait, déambulant le long des boulevards de la rive gauche, le théoricien de l'existentialisme vers sa dernière demeure, le cimetière du Montparnasse. Simone de Beauvoir, son « Castor » comme Sartre la surnommait, était présente, parée de son indéfectible dignité et pourtant, visiblement, dévastée par un indicible chagrin. Elle ne lui survivra, effectivement, que de six années : elle disparut, elle aussi, en 1986. Ce fut encore là, pour Glucksmann et moi, un autre fécond, quoique douloureux, sujet de conversation : nous nourrissions, pour cette grande dame des lettres françaises, dont le Deuxième Sexe nous tint de manifeste pour la lutte en faveur du féminisme, une vive admiration.
Glucksmann, ce perpétuel « homme révolté », pour reprendre le titre de l'un des meilleurs livres d'Albert Camus, était, en effet, de tous les combats. L'intitulé de l'un de ses derniers essais, Une rage d'enfant, sorti en 2006, ne laisse planer, sur ce point, aucun doute. Cet « indigné » de la première heure, pour paraphraser cette fois la formule de Stéphane Hessel, incarnait, comme l'a rappelé François Hollande dans l'hommage qu'il vient de lui rendre, tous les drames du XXe siècle : la barbarie nazie, Auschwitz et la Shoah, ce crime unique dans les annales de l'(in)humanité certes, mais aussi le totalitarisme soviétique, dont le grand Alexandre Soljenitsyne révéla au monde entier, dans son Archipel du Goulag, l'ampleur, avec ses déportations de masse et ses innombrables massacres, de la cruauté.
SOLJENITSYNE ET L'ARCHIPEL DU GOULAG
C'est cette prise de conscience des meurtres staliniens et, dans la foulée, des monstrueuses aberrations de l'idéologie communiste, plus généralement, qui fit que Glucksmann, après avoir donc lu la traduction française, en 1974, de cet Archipel du Goulag, finit par renier, certes tardivement, le maoïste, aussi naïvement idéaliste que dangereusement exalté, qu'il fut dans sa jeunesse et, partant, son rôle, pourtant important aux cotés de Daniel Cohn-Bendit, en « Mai 68 ». L'un de ses premiers essais, La Cuisinière et le Mangeur d'Hommes, datant de 1975, en est la preuve la plus flagrante.
Davantage : il n'est pas exagéré de dire que, dans le même esprit, c'est avec son livre suivant, Les Maîtres Penseurs, publié en 1977, que naquirent ce que les médias de ce temps-là, le célèbre « Apostrophes » de Bernard Pivot en tête, émission diffusée sur Antenne 2 (devenue France 2), appelèrent, d'une formule aussi simplificatrice qu'inappropriée, « les nouveaux philosophes ». Bernard-Henri Lévy, le surfait mais habile maître d’œuvre de ce marketing éditorial, où l'image de l'auteur primait là sur le sérieux de la pensée, l'offusquant parfois complètement, publiait, à la même époque, sa Barbarie à visage humain, autre diatribe, dans le sillage de la lecture de Soljenitsyne toujours, à l'encontre du totalitarisme social-communiste !
L'OPIUM DES INTELLECTUELS
Un esprit aussi fin et lucide que Raymond Aron, dont on se souviendra de l'insigne Opium des intellectuels (1953), magistrale critique du fourvoiement de bon nombre d'intellectuels au regard du marxisme, écrit, concernant cette « nouvelle philosophie », dans ses Mémoires, parues en 1983 : « Les nouveaux philosophes ne me touchent pas personnellement. Ils ne représentent pas une manière originale de philosopher (...). Ils firent sensation avant tout par la condamnation radicale du soviétisme, voire du marxisme. Je n'avais aucun motif d'entamer une polémique avec eux. (...) Cela dit, l'irruption (...) de A. Glucksmann ou de B.-H. Lévy dans le débat politique me laissa 'stupide'. Ni (...) La Cuisinière et le Mangeur d'hommes, ni La Barbarie à visage humain ne m'apprirent quoi que ce soit sur Marx, le marxisme-léninisme ou l'Union Soviétique. En dépit de ma sympathie et de mon estime pour A. Glucksmann, je ne goûtai guère Les Maîtres Penseurs, pamphlet contre la philosophie allemande dont l'auteur lui-même s'était nourri. ». Le coup, de la part d'Aron, est certes rude, quoique juste et précis, à l'encontre de Glucksmann, surtout si l'on considère que c'est celui-ci qui, quatre ans plus tôt, le 20 juin 1979, réussit l'exploit de réunir ces deux ennemis, sur le plan idéologique, que furent ce même Aron et Sartre lorsqu'il les emmena tous deux à l’Élysée, sous le règne de Giscard d'Estaing, afin d'y aller plaider, courageusement, la noble cause des « boat people » !
MAÎTRES PENSEURS OU PIETRE PENSEUR ?
Faudra-t-il donc dire, à l'instar de Dominique Lecourt d'après le titre de l'un de ses ouvrages, paru en 1999, que l'auteur des Maîtres Penseurs fut, d'abord, un « piètre penseur », dont il ne restera pas grand chose de l’œuvre ? Ce n'est certes pas le lieu ni le moment, ne fût-ce que par le respect dû aux défunts, d'en débattre ici. Aussi, afin d'approfondir ce point, renverrai-je donc le lecteur, s'il le souhaite, à l'un des mes propres livres, paru il n'y a guère si longtemps, en 2010, intitulé, en référence au chef-d’œuvre philosophique d'Emmanuel Kant, Critique de la déraison pure, sous-titré La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones.
Car, effectivement, André Glucksmann, dont le parcours intellectuel s'avère pour le moins sinueux, pour ne pas dire tortueux, s'est beaucoup, et souvent, trompé : qu'un maoïste pur et dur, marxiste convaincu et communiste acharné, comme il le fut dans ses jeunes années, vire soudain sa cuti, après avoir cependant dû attendre les révélations de Soljenitsyne, pour devenir ensuite, versant alors là dans l'excès inverse, un non moins ardent défenseur des positions atlantistes, jusqu'à aller demander, à plusieurs reprises, l'intervention de l'OTAN, ou carrément des USA, aussi bien, hier, en Irak ou en Serbie (voir l'épineuse question du Kosovo) qu'aujourd'hui en Syrie ou en Russie (voir le difficile dossier de la Crimée), laisse, à l'évidence, songeur, sinon pantois. Surtout si l'on y ajoute, plus consternant encore, le peu de cas qu'il a fait, ces dernières années, du malheureux sort des Palestiniens face aux dérives nationalistes d'Israël, dont il n'a eu de cesse de justifier, parfois en dépit du bon sens comme de toute honnêteté intellectuelle, les exactions militaires. Sans même parler, lors des élections présidentielles françaises de 2007, de son tout aussi incompréhensible et incongru soutien à Nicolas Sarkozy, contre, pour corser l'affaire, le candidat de la gauche ! Bref : un néo-réac, Glucksmann ?
LA TRAHISON DES CLERCS
Un être aussi admirable que Julien Benda aurait parler là, pour qualifier ce genre de contradictions idéologiques, de « trahison des clercs » ainsi que l'indique le titre de son éminent opuscule de 1927.
Je préférerais cependant me souvenir, pour clore ce bref portrait d'André Glucksmann, et lui rendre ainsi l'hommage qui sied à sa mémoire, de la plus belle facette de ce personnage complexe et même, bien que je l'aie souvent combattu ces derniers temps, attachant sur le plan humain.
Car André Glucksmann était, aussi, un être généreux, qui, avant que la guerre en ex-Yougoslavie ne séparent nos chemins dans la mesure où je le trouvais trop manichéen, peu nuancé et outrageusement partisan dans son « antiserbisme » primaire (à l'instar de son compère BHL), me reçut toujours chaleureusement chez lui, dans son sobre mais vaste appartement parisien de la rue Poissonnière, où défilèrent quelques-unes des plus grandes consciences du monde libre et démocratique, dont, dans les années 80, les dissidents de l'ancien bloc communiste.
LE DISSIDENT VACLAV HAVEL
C'est en ces ardues mais stimulantes années 80 que je fus le plus proche d'André Glucksmann, de vingt ans mon aîné. Nous avions alors, lui et moi, des combats communs, des engagements similaires : lui à Paris et moi à Milan (où j'étais professeur au Centre Culturel Français et directeur littéraire d'une importante maison d'édition), nous fûmes les premiers, par exemple, à défendre les étudiants chinois, en juin 1989, lors de la contestation de la place Tienanmen, comme nous soutenions avec un identique enthousiasme, à Moscou, les dissidents russes, au premier rang desquels émergeaient alors Andreï Sakharov, dont j'ai publié en italien, grâce à l'intervention de sa femme Elena Bonner, l'intégralité des Mémoires (y compris les inédits datant de son exil à Gorki) et Alexandre Zinoviev, mémorable auteur des Hauteurs béantes, dont j'ai publié là encore, en italien toujours, une dizaine de livres. Mais, surtout, je saurai éternellement gré à Glucksmann de m'avoir alors mis en contact avec Vaclav Havel lorsque, dissident lui aussi, il croupissait dans une prison de Prague, où je lui apportais clandestinement des bouteilles de whisky et des fardes de cigarettes, avant qu'il ne devienne, après la pacifiste « Révolution de Velours », le premier président, en décembre 1989, de la Tchécoslovaquie enfin libérée du joug de la dictature communiste. C'est ainsi que Havel, grâce à Glucksmann, devint aussi mon ami. Inestimable cadeau !
Ainsi me souviens-je encore de ce prestigieux « Prix de la Paix » décerné à Vaclav Havel, le 15 octobre 1989, par les libraires allemands lors de la foire du livre de Francfort. J'étais là, invité par André Glucksmann, lequel, en l'absence forcée du lauréat, alors retenu dans une obscure geôle pragoise, prononça un magnifique discours : Sortir du communisme, c'est rentrer dans l'Histoire en était, publié en France par les Éditions de l'Aube, l'explicite et engageant titre !
LE DERNIER DE NOS COMBATS : POUR IOULIA TIMOCHENKO
Quant au dernier de nos combats, à André Glucksmann et moi, il porte un autre illustre nom, féminin celui-là : Ioulia Timochenko, égérie de l'historique « Révolution Orange » d'Ukraine, puisqu'il n'hésita pas, malgré nos divergences de ces dernières années, à signer la pétition que je lançai en sa faveur, le 7 octobre 2013 (http://leplus.nouvelobs.com/contribution/951374-ukraine-viktor-ianoukovitch-ecoutez-l-europe-et-liberez-ioulia-timochenko.html), alors qu'elle croupissait elle aussi, malade et affaiblie, dans une sordide prison aux alentours de Kiev.
Adieu, donc, cher André et, surtout, par-delà nos dissensions parfois, sans rancunes : je m'incline, avec respect et tristesse, devant ton souvenir !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur de Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (François Bourin Éditeur) et Le Testament du Kosovo – Journal de guerre (Éditions du Rocher).
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