Apartheid contre assimilation et totalitarisme
Nous y voilà. Une fois de plus. En l’espace de deux semaines en France et sur deux points différents, deux hommes politiques de premier plan l’ont dit, prononcé. Pas le même mot, mais plus sûrement la même idéologie. L’un a parlé d’apartheid – c’était Manuel Valls, le premier ministre français ; l’autre, l’ex-président de la république Nicolas Sarkozy, a quant à lui décidé de faire fi des pudeurs habituelles et de réclamer urbi et orbi l’assimilation pour les étrangers. Pas de quoi se fouetter, vu que le modèle assimilationniste, les Français connaissent, et depuis la Troisième République.
Voici donc deux mots, deux concepts différents, voire antinomiques, mais exhalés du fond par la même respiration. Car ici « apartheid » rejoint « assimilation », par Valls et Sarkozy interposés, pour laisser entrevoir ce qu’il ne convient pas de nommer. Je m’explique, et vous allez comprendre.
Celui qui vous tient à distance, de l’autre côté, d’une certaine manière vous veut du bien, il vous reconnait potentiellement comme être de désir et de langage, il respecte votre identité, ce qui vous constitue en tant qu’être humain – pour éventuellement mieux jouir de vos différences, de sa supériorité, de la supériorité de ses valeurs, et peser de toute sa domination sur vous. Vous êtes et vous devez être, ne vous en déplaise, quand même vous n’êtes pas du même monde, et vous ne l’êtes sûrement pas. Cette posture entre les peuples, poussée à son extrême, a donné l’apartheid : « Chacun chez soi, et les moutons seront bien gardés ». C’est le système et l’idéologie anglo-saxonne, dont l’expression la plus exacerbée et négative a connu ses heures de gloire en Afrique du Sud et aux Etats-Unis avec la ségrégation raciale ; et dans sa version plus soft elle nous offre aujourd’hui des réserves d’indiens, des ghettos et des communautés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Appliqué à ses colonies en Afrique, le système anglo-saxon a produit face à lui des « sauvages », des peuples fiers, inflexibles, au caractère trempé, aux racines vibrantes, à l’identité sans complexes ; des adversaires dont on salue parfois et secrètement la bravoure, la culture. Il en est ainsi des états comme le Ghana, le Nigeria, la Sierra Leone, etc., tous ces pays anglophones d’Afrique, ces pays colonisés par la Grande-Bretagne, ces anciens « sauvages » qui se sont affermis en s’opposant, qui se sont rachetés une conduite et une dignité dans l’adversité.
Et ce n’est pas l’anthropologue écossais Sir James George Frazer qui me contredira. J’ai besoin de votre présence de sauvages pour affirmer ma supériorité de civilisé, aurait-il pu dire à ces peuplades reculées. Est-il plus grand éloge de l’altérité que celui-là, et donc de la limite et de la frontière ? Et aussi, et bien sûr, un éloge de la liberté. Car il n’est pas de liberté sans altérité, comme on le sait. Pour m’affranchir, me libérer, il me faut franchir cette limite, afin de me recevoir de l’autre côté, au lieu même de l’altérité, de l’insécurité, au royaume de l’inconnu et de la fiction. Espace de jouissance et de création. Et pour y accéder, il me faut sauter, et donc prendre un risque. Mais pour cela, j’ai d’abord besoin de la présence et de l’existence de l’autre, de cet autre côté, de cet au-delà, de cette fiction. J’ai besoin de cet inconnu, de cet étranger, de cet homme… de ce sauvage. Le poète Aimé Césaire le dit bien : Il n’est pas de dépassement sans inscription. Autrement dit, pas d’avancée sans limite. Voilà pourquoi j’ai besoin du jour qui fait front à la nuit, et de la nuit qui fait front au jour. Voilà pourquoi j’ai besoin de l’ombre et de la lumière, du dedans et du dehors, du pur et de l’impur, du un et du multiple, de l’identité et de la différence, de l’inné et de l’acquis, de l’homme et de la femme, de l’enfant et de l’adulte, du diable et du bon dieu. J’ai besoin de leur opposition et de leur complémentarité. J’ai besoin de sexe, de véritable sexualité, celle qui fait copuler deux différences, qui met en relation les temps forts et les temps faibles, le vide et le plein. J’ai besoin d’habiter la frontière. J’ai besoin d’entendre la limite et la frontière me hurler leur présence dans la nuit, et depuis la nuit des temps me rassurer de leur verticalité, qui promet de m’emporter vers ce sacré qui s’étend à l’infini. Ce qui signifie que j’ai besoin de rythme et de religiosité, nous dit l’idéologie anglo-saxonne. J’ai besoin de la différence et de la couleur, dans toute sa splendeur, dans sa parfaite et virile affirmation – pour éventuellement frapper du poing dessus ou l’aimer. Il n’est pas de vie, de vie humaine, sans fiction, sans l’autre, sans l’autre côté, sans l’au-delà ; aussi la présence de la limite et de la frontière est non négociable, irréductible, nécessaire, vitale.
Ainsi, comme on le voit, le système anglo-saxon porte en lui un discours prométhéen ; une mentalité de joueurs, d’aventuriers, de religieux (« In God we trust ») ; une configuration de cow-boys et d’indiens, de mal et de bien, de diable et de bon dieu, de profane et de sacré. Une idéologie du désir, de la limite et de la frontière – où règnent les différences, le voile et le cache-sexe. Un tel système s’accommode bien mal du totalitarisme, qui ne laisse pas place à l’altérité, à la fiction, au jeu. Le totalitarisme méconnait la limite et la frontière, ne comprend pas ce que signifie une séparation, une schizophrénie ; dans un système totalitaire, on n’y rencontre pas de visible et d’invisible, de su et d’insu, de dedans et de dehors, de diable et de bon dieu. Ce système n’élève pas d’inconnus et d’étrangers ; la question de l’autre ne s’y pose pas, la question tout court ne s’y pose pas. Le totalitarisme advient dans l’amélipoulanisme, quand un élément de l’ensemble s’érige en tout de l’ensemble. Le totalitarisme est un, un et indivisible, le nombre 1, et égalitariste et d’une extrême violence ; il est tout, individuation zéro et uniformisation. Aussi l’apartheid, système séparatiste et dialectique par essence, ne peut donc être totalitaire.
Sur ce plan, Il en est tout autrement de l’assimilation et du modèle assimilationniste – où le multiple est supposé se résorber au profit du un ; où la question de l’autre et de l’individuation ne se pose pas, et ne veut se poser ; où le concept de limite est aux abonnés absents. Mais écoutons plutôt l’ex-Chef d’Etat de la république française Nicolas Sarkozy nous en donner la définition. C’était en février dernier, devant plusieurs centaines de conseillers nationaux, lors d'une table ronde sur « La crise des valeurs ». Ecoutons-le : « On ne peut pas continuer à utiliser le mot intégration, il faut utiliser le mot assimilation. L'intégration, c'est « je viens comme je suis, je ne change rien à ce que je suis ». L’assimilation, c'est « on vous accueille tel que vous êtes mais vous adoptez la langue, la culture, l'histoire, le mode de vie du pays qui vous accueille ». Que de contorsions pour tenter d’offrir une salade séduisante. On en prend un peu ici, on en met un peu là-bas. Mais désolé, l’intégration ce n’est pas ça, et l’assimilation non plus, à mon sens.
Rien de vivant n’est immuable et n’échappe à la réciprocité des influences – de la même façon qu’une chose, qu’un objet, quel qu’il soit, est modifié par le regard ou le doigt qui s’y pose. L’intégration c’est le processus qui accompagne un corps qui s’introduit dans un autre corps. L’intégration c’est… une loi, à laquelle même une Nation ne peut échapper, sinon qu’artificiellement et sous peine de mort. Ou on n’admet pas qu’un élément étranger soit intégré dans un ensemble, ou on l’admet. Et si on l’admet, il faut bien se rendre à certaines lois et savoir que cet élément non seulement se modifiera, modifiera tous les autres éléments de l’ensemble, mais que l’ensemble lui-même en sera modifié. C’est la loi de la relativité des sensations. Tout aussi incontournable que la loi de la gravitation de Newton. En d’autres termes – mais ce sera plus simple de procéder à un copié-collé d’une précédente tribune parue dans le journal l’Humanité, où je m’en explique (Face à la vision d’Éric Zemmour : l’identité d’une nation/Octobre 2014) : « Un étranger qui s’intègre dans un groupe, une nation par exemple, doit s’adapter, et par les efforts de sa volonté et de son organisme, et par les influences inévitables ; de même devront s’y adapter les autres membres de cette société ; et la nation elle-même devra s’adapter à ce nouvel élément étranger ; s’adapter non seulement à son corps mais aussi à son histoire et à son imaginaire, faute de quoi elle courra à la sclérose, à la mort, et au mieux elle aura sans cesse à faire face à des crises, à des « fractures ». Les efforts d’adaptation ne peuvent provenir du même et seul sens, mais doivent être réciproques. Une véritable politique d’intégration sociale ne peut s’instaurer que dans une telle optique corrélationnelle. C’est cela aussi qui fonde l’identité, l’unité et la cohésion d’un groupe, d’une Nation – entité capable d’assumer et de synthétiser ses contradictions, à l’image « du grand artiste qui accueille en lui toutes les voix » (Walt Whitman) ». Voilà, ça c’est l’intégration, la bonne intégration sociale : tu entres et je me lève pour te recevoir ; et non pas tu entres et je ne bouge pas d’un cil.
Quant à l’assimilation, ce n’est certainement pas « on vous accueille tel que vous êtes… » comme le prétend Nicolas Sarkozy. Un tel contresens a de quoi surprendre de la part d’un Chef de l’Etat, fût-il ex. En tout cas voilà qui fait sourire. L’assimilation c’est justement le contraire : on vous accueille tel que vous n’êtes pas ; on vous dit entrez et disparaissez, ceci n’est pas votre corps, ceci n’est pas pour vous, c’est pour la Sainte Mère la République ; on vous dit laissez votre identité et tout ce qui vous constitue dehors, pour venir vous dissoudre et communier dans la grande matrice de l’universalisme républicain. Encore une petite citation d’Aimé Césaire : « Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel ». Oui… L’assimilation n’offre pas d’alternative une fois qu’on y est : ce n’est pas l’un ou l’autre, ou même l’un et l’autre, c’est l’Un, le grand Un – toujours. Omniprésent. Omnipotent. Papa poule. Maman canard. Il n’y a pas l’autre, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de limite, de séparation, entre l’un et l’autre. C’est un magma indifférencié, silencieux, bouche cousue, un vaste champ, un champ infini, un chant d’amour, un chant d’œcuménisme : toi c’est moi, et moi c’est le Tout. L’Amour. L’assimilation c’est ignorer les différences, la limite et la frontière. Ou plutôt, c’est faire disparaître la limite naturelle entre deux individus, pour la replacer artificiellement en l’individu lui-même, pour l’amputer, le découper dans sa chair, dans son esprit, dans sa culture, dans sa langue, dans son sang, et le broyer en confettis dans les airs pour en faire un avatar inabouti, un alien, un exilé, un exilé de soi à temps complet, transparent. L’assimilation c’est ni plus ni moins qu’un meurtre en différé. Tout simplement. Un meurtre de sang-froid. Un crime contre le rythme, un crime contre la couleur, un crime contre le nombre, un crime contre l’individu, un crime contre l’humain et l’humanité, un crime contre l’essence de la vie, contre le désir. Un crime. L’assimilation c’est « Peau noire, masques blancs » de Frantz Fanon ; c’est ces peuples colonisés d’Afrique, des Antilles, d’Outre-mer, ces peuples francophones, ces peuples asservis par la France assimilationniste et républicaine des siècles durant… Tenez, arrêtons-nous un instant pour les regarder. Regardez-les ! Regardez-les là-bas ! Regardez-les ici ! Regardez leurs enfants et petits-enfants entre les deux ! Regardez ce qu’ils sont devenus ! Regardez ce fier et beau peuple d’Afrique sortant des cales de bateaux pour venir lécher le bord de l’écuelle d’argent, la nuque courbe, l’air effaré, le regard absent, déboussolé ; regardez ces clones avec pour horizon et seul miroir la Sainte Mère hexagonale. Et les tenir pour indépendants !? Rien à voir avec l’esprit et le caractère des peuples anglophones d’Afrique, ces pays colonisés par la Grande-Bretagne. C’est le jour et la nuit.
On ne le dira jamais assez. L’assimilation est un processus de destruction. L’assimilation c’est Jules Ferry et la « mission civilisatrice » ; c’est les écoles Diwan sous perfusion et à marée basse ; c’est la laïcité dévoyée de son sens originel de 1905 pour devenir, non plus seulement la séparation de l’Eglise et de l’Etat, non plus la liberté de culte et de conscience, mais le bannissement de la religion, du sacré, et l’interdiction de tout signe religieux dans l’espace public – où tout bout de tissu qui dépasse, taché, tout voile, tourne aux imprécations, à l’affaire d’Etat, de police, de justice. A tomber sur la tête. L’assimilation c’est la disparition de toute limite ; c’est l’individu qui n’existe pas, c’est les particularités qui n’existent pas, c’est les communautés qui n’existent pas, c’est l’étranger qui n’existe pas, c’est la race et le racisme qui n’existent pas, c’est le comptage ethnique qui n’existe pas, c’est la diagonale qui n’existe pas ; l’assimilation, c’est l’homme et la femme qui n’existent pas, c’est l’enfant et l’adulte qui n’existent pas, c’est l’arrachement et la douleur qui n’existent pas, et c’est le mariage pour tous et ses dérivés qui existent, et c’est le travail du dimanche qui existe. L’assimilation c’est l’absence du rythme, l’absence du jeu, l’absence de toute fiction, de toute aventure humaine. L’assimilation c’est la tête amnésique de l’autruche dans le sable.
En Afrique, les récits du Mvett disent à l’idéologie assimilationniste : « Le Bien se trouve de l’autre côté du Mal. Le Mvett c’est toi et moi, ainsi que tout notre devenir Ekang. Je sème les mélodies. Oui, j’en suis capable. Mais souvenez-vous qu’il y a des limites en toutes choses. Des limites qu’il faut respecter, des limites entre nations, des limites entre un frère et une sœur, des limites entre une mère et son fils. Oui, des limites qu’il faut respecter. » Mais l’assimilation n’en a cure. Les limites, elle ne connait pas, on l’a dit. Les limites, elle les pourchasse au lance-flammes, les désintégre, les fait sauter, pouf ! Comme sur un accent qui passe. Pouf !
Je vous ai montré que l’apartheid ne pouvait produire un régime totalitaire. Je vous laisse examiner maintenant ce qu’il pourrait en être de l’assimilation. Et c’est en cela que Nicolas Sarkozy et Manuel Valls se rejoignent comme des frères siamois, en bons élèves de la Troisième République, en dépit du contrepied pris par ce dernier avec l’apartheid. A bon entendeur…
Marcel Zang
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