Après la tragédie, il faudrait aussi déclarer la guerre… à nous-mêmes
Comme un ouragan ou une soudaine tempête, la terreur a frappé ce vendredi 13 novembre. Tragédie soudaine dans ces quartiers de Paris où l'on partageait un vendredi soir, entre amis, un moment de bonheur autour d'un verre, à un concert ou à l'occasion d'un match de football. Sidération et incompréhension devant de tels actes criminels envers cette jeunesse 2.0 insouciante, perpétrés par d'autres jeunes français issus pour la plupart de ces quartiers dits " sensibles", qui, pour d’intimes et d'obscures raisons, basculent dans un autre monde et remettent leur destin et leur vie entre les mains de monstres. Après la sidération, après la compassion avec ceux qui ont vécu dans leur chair la tragédie, il y a l'identification des kamikazes, la recherche des complices. Il y a, comme après chaque attentat, le renforcement des mesures sécuritaires. Il y a les mesures de représailles contre cet ennemi qui depuis les terres de Syrie ou d'Irak commandite ces tragédies. Nos responsables politiques, d'un air martial, déclarent la guerre à cet ennemi multiforme qui à chaque fois déjoue toutes les mesures de sécurité. Mais, n'est-ce pas aussi contre nous-mêmes que nous devrions déclarer la guerre ? Contre nos sociétés, qui au nom de la liberté individuelle tolèrent, pendant que certains font bruyamment la fête, que d'autres, dans le même pays, doivent se satisfaire de miettes et composer avec leurs frustrations, contre nos dirigeants politiques qui ont failli dans la lutte contre l'exclusion et la marginalisation d'une partie de la population et qui ont cédé, au nom de la doctrine libérale, à la communautarisation d'une partie de la société en livrant des quartiers entiers à des réseaux mafieux et de dangereux prédicateurs, contre tous ceux qui au nom de la loi du marché et du réalisme économique jouent un jeu double et trouble avec certains pays ou organisations criminelles en n'hésitant pas à commercer et faire affaires avec ceux qui ensuite financent ces groupes criminels, contre tous les dirigeants des pays occidentaux qui, enfermés dans la défense de leurs intérêts nationaux, ont été incapables depuis des décennies, de contribuer à l'émergence de la démocratie dans l'ensemble des pays arabes.
Quel avenir offre-t-on aux générations à venir si ce n'est l'injonction de réussir par tout les moyens et au mépris quelquefois de tout principe moral et philosophique ? Ainsi à bas bruit, graduellement, nous avons produit les conditions qui rendent inévitables les catastrophes qui s'abattent ensuite soudainement sur nous.
Il en est de nos sociétés comme du climat. Notre mode de développement comme nos choix politiques produisent lentement de manière cumulative les conditions de dérèglement qui conduisent à l'avènement de plus en plus souvent de catastrophes et de tragédies meurtrières dont nous ne maitrisons plus le cours. Lorsque nous sommes à pleurer nos morts n'est-il pas trop tard ? Comment inverser le cours de ces évènements tragiques ? Le défi est énorme mais il est impératif tous ensemble de le relever.
CONTRE LA BARBARIE ABSOLUE LA GUERRE EST VAINE
Le Président de la République a déclaré, samedi 14 novembre, « Ce qui s’est produit hier à Paris et à Saint-Denis, près du Stade de France, est un acte de guerre et, face à la guerre, le pays doit prendre les décisions appropriées. C’est un acte de guerre qui a été commis par une armée terroriste, Daech, une armée de terroristes, contre la France, contre les valeurs que nous défendons partout dans le monde, contre ce que nous sommes, un pays libre qui parle à l’ensemble de la planète. C’est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête fera découvrir. C’est un acte de barbarie absolue. »
Ce lundi devant le congrès rassemblé à Versailles, François Hollande a surenchéri en empruntant à la droite et à l'extrême droite un discours guerrier et sécuritaire.
Depuis des décennies on sait combien ces politiques belliqueuses, si elles permettent à court terme de gagner une bataille, sont vaines pour lutter contre le terrorisme et meurtrières pour les populations qui ont le malheur de vivre sous les bombes. De plus on peut malheureusement affirmer que les tueries de ce vendredi noir sont aussi une conséquence indirecte de la rhétorique de guerre qu'un autre président d'une nation impériale a employée en septembre 2001 après les attentats des Twin Towers. Agression militaire qui a conduit à la destruction de l’État irakien et à l’allégeance des cadres baasistes et des populations sunnites à Daesh.
Les barbares de Daesh ont construit leur puissance par la prise en otage et le racket de toute une population, par la contrebande du pétrole et du coton, le trafic des oeuvres d'art antiques avec des marchands peu scrupuleux qui trouvent des acheteurs dans nos pays occidentaux. Ils se sont armés grâce à de généreux donateurs des pays du golfe et à la politique ambiguë de soutien apporté aux rebelles anti-Assad par les Etats-Unis et leurs alliés au Moyen-Orient, soutien qui, suivant la CIA, a toujours fini entre les mains des extrémistes les plus virulents. Il faudrait rompre toute relation avec tous les pays qui refusent de sanctionner les organisations ou individus qui dans leur pays continuent de commercer avec ce pseudo-état criminel ou jouent un jeu trouble comme la Turquie, le Qatar ou l'Arabie Saoudite. Une fois éliminés tous les canaux commerciaux et de financement de cette organisation criminelle sa puissance faiblira, il restera alors, avec l'aide des organismes internationaux, à être aux côtés des peuples syriens et irakiens qu'ils oppriment pour porter le coup fatal et contribuer à l'émergence de la démocratie et d'une solution politique pour ces pays.
Souvenons-nous des leçons de l'histoire. En 1955, Washington envoyait au Vietnam une simple mission militaire chargée de réorganiser l’armée. En 1959, ce nombre était porté à quinze ; en 1965, on comptait plus de cent mille soldats . La guerre du Vietnam allait durer jusqu’en 1975, quand les Etats-Unis acceptèrent leur défaite malgré l’envoi d’une formidable armada militaire et plus d'1,5 million de victimes coté vietnamien et 57000 morts américains.
Le recours à un vocabulaire énergique et guerrier ne signale que notre faiblesse et notre incapacité à trouver une solution politique à une situation complexe. Mais cette incapacité n'est-elle pas due à la nature profonde de nos sociétés marchandes ?
"L’Etat islamique est un cancer du capitalisme industriel moderne en plein effondrement, un sous-produit fatal de notre dépendance inébranlable à l’or noir, un symptôme parasitaire de l’escalade des crises de civilisation qui secouent à la fois le monde musulman et le monde occidental. Tant que l’on ne s’attaque pas aux racines de ces crises, l’Etat islamique et ses semblables ne sont pas prêts de disparaître." (L’Etat islamique, cancer du capitalisme moderne - Nafeez Ahmed- lien )
FAISONS LA GUERRE AUX FAILLES MORTIFERES DE NOS SOCIETES
Nous ne nous en sortirons pas seulement par la prolongation de l'Etat d'urgence, ni par des mesures d'exception et liberticides. Nous ne nous en sortirons pas non plus seulement en fermant les frontières, par le recrutement de milliers de policiers supplémentaires ou par la construction de prisons. C'est bien au contraire par l'affirmation des valeurs que nous partageons et en luttant pour ce qui nous unis et contre tout ce qui nous sépare que nous réussirons à nous renforcer. C'est avec plus de démocratie active et de participation citoyenne que nous pourrons sortir de cette ornière. Il faudra du temps. C'est déjà ce qu'affirmait le premier ministre Jens Stoltenberg immédiatement après les attentats en Norvège, en plaidant pour « plus de démocratie, plus d’ouverture, plus de participation ».
Il ne suffit pas de faire référence à la liberté et de garantir à chacun le droit de faire la fête quand et où bon lui semble. Cette liberté est illusoire si elle n'est pas accompagnée des deux autres valeurs que porte la République française : l'égalité et la fraternité. Ce dont nous avons besoin, plus qu'une douteuse rhétorique de guerre, c'est de construire du commun et de lutter contre les inégalités et la précarité qui ne cessent d'augmenter en partageant ensemble la richesse créée par tous. C'est donner à tous les citoyens les moyens de trouver un sens à leur vie en donnant un cap et des objectifs à long terme pour le pays où chacun trouvera sa place. "Le terrorisme sera d’autant plus efficacement combattu que nous resterons une société ouverte, tolérante, qui refuse la stigmatisation, de confondre nos concitoyens de confession musulmane avec l’étendard de la mort jihadiste, qui combat le racisme sous toutes ses formes. La République comme arme commune et la solidarité comme bannière pourront renverser les montagnes de haine et de division que cherchent à ériger la barbarie fondamentaliste et ses exécutants. (Patrick le Hyaric :"la République comme arme commune" - lien ).
Ceux qui partent faire le jihad agissent pour divers motifs personnels : pour en découdre, pour l’aventure, pour se venger, parce qu’ils n'ont pas pu, n'ont pas su trouver une place dans notre société. L’islam radical ne sert que de catalyseur de cette violence contenue pour transformer une jeunesse en perdition en arme de destruction massive. Comme le dit Bertrand Badie à France Inter dans une édition spéciale ce Dimanche "Daesh est un entrepreneur qui trouve sa clientèle dans la misère". -misère à la fois humaine et sociale. Et, si faire taire ces prédicateurs nocifs et porteur de haine est une impérieuse nécessité, il faut aussi travailler sur ces terres arides de la misère culturelle, sociale, affective ou économique qui produisent ce dangereux venin parmi une jeunesse déboussolée et sans avenir.
Dans d'autres pays l'islam salafiste radical n'est pas le détonateur mais la violence trouve malheureusement d'autres chemins pour s'exprimer. Aux Etats-Unis on ne s’embarrasse pas de donner un sens aux massacres. On tue un point c'est tout. Depuis le début de l'année il y a eu 11 537 morts par armes à feu. Les fusillades de masse (au moins quatre victimes par balle, ) ont fait 1 250 morts et plus de 3000 blessés depuis 2013 ( lien ). Au Mexique les gangs du trafic de drogue vers les États-Unis qui terrorisent la population sont les plus grands recruteurs de tous les victimes et les exclus d'une société profondément inégalitaire.
Il faudra bien un jour s'attaquer aux failles mortifères de nos sociétés gouvernées par les seules lois du profit, à ces mécanismes pervers qui régissent leur fonctionnement. Comme l'a écrit Dany-Robert Dufour dans " La cité Perverse" (1) , " nous vivons dans un univers qui a fait de l'égoïsme, de l'intérêt personnel, du self love son intérêt premier. Ce principe commande tous les comportements, ceux de l'"hyperbourgeoisie" ou des bandes de jeunes délinquants comme ceux des classes intermédiaires. Destructeur de l'être ensemble est de l'être soi, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse." ... où chacun peut être un jour la victime ou le bourreau de l'autre." [...] A l'ancien ordre moral qui commandait à chacun de réprimer ses pulsions, s'est substitué un nouvel ordre incitant à les exhiber quelles qu'en soient les conséquences."
Ce vendredi 13 était la journée de la gentillesse ; ce fut tragiquement raté et ce n'est pas encore demain que cette vertu ne sera plus considérée par beaucoup comme une marque de faiblesse. Sans métamorphose dans nos sociétés d'un individualisme égoïste, calculateur et débrouillard, vers un individualisme profondément humaniste et solidaire, sympathique et généreux, ancré dans un espace social où l'intérêt particulier et l'intérêt universel se nourrissent mutuellement, les mauvaises langues continueront à dire encore longtemps que le mouton n'est pas bon par nature mais seulement parce qu'il n'a pas les moyens d'être loup.
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(1) Dany-Robert Dufour - LA CITE PERVERSE- Libéralisme et pornographie - Denoël 2009
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