Arménie : le grand écart
Il existe des endroit, comme à Bâle, où l'on peut avoir un pied dans un pays, l'autre pied dans un autre, et cracher sur un troisième. Mais peut-on avoir un pied dans le Caucase et un pied en Europe sans importuner les pays intermédiaires ? C'est apparemment le pari de l'Arménie. Encore faut-il posséder des dispositions morphologiques et diplomatiques particulières pour pouvoir se permettre ce grand écart.
De quoi s'agit-il ?
A la suite d'une visite officielle au cours de laquelle il a eu un entretien avec le Président Macron, M. Pashinyan a déclaré jeudi dernier (22 février 2024) sur France24 que l'OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective) n'avait pas atteint ses objectifs « en ce qui concerne l'Arménie, en particulier en 2021 et 2022 », et qu'il avait gelé sa participation à cette alliance. Mais quelques heures plus tard le Kremlin a fait savoir qu'Erevan n'avait envoyé aucune notification officielle à l'OTSC concernant son intention de suspendre son adhésion. Où est la vérité ?
Pour ceux qui ont manqué le début du film, il faut rappeler que l'OTSC comprend actuellement la Russie, l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan Elle a pris sa configuration actuelle en tant qu'alliance militaire régionale en octobre 2002, mais ses origines remontent aux années 90, quand les dirigeants de l’Arménie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, de la Russie, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan avaient signé un traité de sécurité collective à Tachkent, la capitale ouzbèke, en mai 1992. L’Azerbaïdjan, la Biélorussie et la Géorgie ont rejoint le traité un an plus tard. Ce Traité était alors entré en vigueur pour une période de cinq ans, et l'Azerbaïdjan, la Géorgie et de l'Ouzbékistan se sont retirés de l'alliance qui a été reconduite par les autres membres.
Mais c'est trois ans plus tard que le bloc militaire a adopté sa forme actuelle au sommet de la CEI (Communauté des États Indépendants) à Chisinau, la capitale moldave et, selon l'article 4 de la charte, "une « agression » par tout « État ou groupe d'États » contre l'un des membres de l'organisation sera considérée comme une « agression » contre toutes les parties à l'alliance militaire." Cet article exige que tous les pays de l'OTSC assistent un pays membre attaqué, y compris avec le soutien militaire, "à leur disposition pour exercer le droit à la défense collective conformément à l'article 51 de la Charte des Nations Unies".
Mais depuis 2022, les relations se sont dégradées entre l’Arménie et l’OTSC, et la situation s'est encore détériorée quand Erevan ait annoncé en janvier de l'année dernière qu'elle ne participerait pas aux manoeuvres en 2023 en raison de « la situation actuelle sur le territoire du pays ». Puis l'Arménie a annoncé qu'elle avait informé l'OTSC de son refus d'utiliser son quota pour nommer un secrétaire général adjoint de l'alliance.
Pourquoi ? Parceque M. Pashinyan reprochait à l'OTSC de ne pas avoir soutenu l'Arménie lors des affrontements dans la région du Karabakh en Azerbaïdjan en mai 2021 et septembre 2022. En réalité, pour être honnête, il faut dire que le ver était dans le fruit et que, les relations entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie étaient tendues depuis le départ, en 1991, quand l'armée arménienne a occupé le Haut-Karabakh, une "enclave" de population arménienne reconnue internationalement comme faisant partie de l'Azerbaïdjan.
Le conflit armé qui a suivi s’est terminé par un accord de paix négocié par la Russie, et l’Azerbaïdjan a libéré la majeure partie de la région, mais les prémices de la situation actuelle étaient déjà là, puisquen mai 2023, le Premier Ministre arménien avait déjà mis un gros bémol en déclarant qu'il n'excluait pas la possibilité qu'Erevan se retire de l'OTSC si l'alliance devenait « inactive » (comprendre ne se retournait pas contre l'Azerbaïdjan) : "Si l'Arménie constate que l'OTSC l'abandonne, l'Arménie se retirera de l'OTSC. Si l'OTSC devient une organisation inactive, nous devrons alors décider de nos propres questions de sécurité." Or, ces derniers mois, Erevan a en effet recherché d'autres modes de fonctionnement.
Pour justifier la décision de l'Arménie de ne pas participer aux récents sommets de l'OTSC, M.Pashinyan en a remis une couche en expliquant aux députés arméniens en novembre 2023 que l'alliance n'était pas suffisamment sensible aux problèmes de sécurité de son pays et que son gouvernement recherchait une solution alternative en matière de sécurité : "Nous recherchons d'autres partenaires et nous avons des contacts prometteurs. Nous essayons de signer des contrats et d'acquérir des armes et du matériel militaire". Mais il a ajouté qu'Erevan n'avait pas décidé de se retirer de l'OTSC et qu'aucun changement n'était prévuactuellement. Alors, qu'en est-il ? On joue à cache-cahe ?
De son côté, le secrétaire général de l'OTSC, M. Imangali Tasmagambetov, a démenti l'existence de négociations sur le retrait de l'Arménie, ajoutant que la participation d'Erevan au sein de l'organisation était toujours d'actualitét. Parallèlement, la Russie a demandé à l'Arménie de cesser de critiquer publiquement le bloc et de « commencer à discuter des questions urgentes aux niveaux politique et stratégique ».
Pourtant, durant toute cette période, l'Arménie a intensifié ses contacts diplomatiques avec les pays occidentaux, notamment la France, avec laquelle elle a signé un nouvel accord de coopération au cours de la visite depuis jeudi dernier du ministre de la Défense Sébastien Lecornu à Erevan.
Dans la foulée, lors de la visite de M. Pashinyan à Paris, un accord a été conclu entre les services de renseignement français (DSGE) et la nouvelle agence de renseignement arménienne pour l'échange de renseignements sur quatre pays : l'Azerbaïdjan, l'Iran, La Russie et la Turquie sur une liste de questions convenue. En échange, la France doit transmettre à l'Arménie des données satellitaires contenant des informations "sur la situation militaire et politique le long du périmètre des frontières arméniennes".
Le hic, et ce n'est pas un détail, c'est que ce qui empêche actuellement la rupture avec l'OTSC et la Russie est la réalité économique, car l'Arménie bénéficie d'un certain nombre d'avantages majeurs de la part de la Russie, en matière d'énergie notamment, et bénéficie également de tous les avantages de l'adhésion à l'Union économique eurasiatique, l'équivalent régional de l'UE. Côté français, l'enjeu n'est pas non plus économique, puisque l'Arménie n'a pas grand chose à exporter alors que l'AzerbaÎdjan est un produteur de pétrole majeur avec Bakou, ce qui, logiquement offrirait des opportunités intéressantes dans l'éventualité d'accords commerciaux entre les deux pays. Non, l'enjeu est géostratégique et s'inscrit dans une combinaison globale visant à affaiblir la Russie "quoiqu'il en coûte". Et ça risque de coûter cher !
Qui dit la vérité ? Peut-on être en même temps dans un camp et dans un autre ? Combien de temps peut-on tenir un grand écart sans se payer une crampe ? Peut-on avoir le beurre et l'argent du beurre (et la crémière se laisserait-elle rouler aussi facilement) ?
Ça fait beaucoup de questions, mais ne soyons pas non plus affabulateurs : la simultanéité entre la dernière panthéonisation et la visite du Premier ministre arménien n'est que pure coïncidence. Espérons seulement qu'à force de jouer avec des allumettes, les apprentis sorciers ne finissent pas par mettre le feu à la maison.
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