Arrêtez d’être pauvres ! Il faut plus de riches !
Marquées en rouge sur une affiche, les lettres épaisses dégoulinent un peu, donnant l'impression d'avoir été peintes sur le moment avec une main fébrile contrainte par l’urgence : « Arrêtez d’être pauvres ! Il faut plus de riches ! » Des jeunes fervents ont collé ces slogans par dizaines sur les cloisons autour d’un chantier, près du centre-ville et ils sont partis ensuite en tapisser des milliers d’autres dans les autres quartiers. Il y a aussi d’autres slogans du type « Trop d’impôts tue l’impôt » ou « Voter untel » ou « Avec tel parti, dites non à la dernière réforme du gouvernement ».
"Arrêtez d’être pauvres"… Je ne comprends pas, je me dis que c’est insensé, s’enrichir pour quoi ? Et comment je fais concrètement pour m’enrichir ? Et puis foutez-moi la paix, je suis très bien comme je suis, pourquoi avoir plus ? J’en ai déjà trop, vous me fatiguez les jeunes. Je cherche quelque chose de spécial, c’est certain, un truc que j’ai jamais vu et fait, une plongée sur le dos d’un dauphin en plein océan. Je ne sais pas. Ce slogan est trop vague et insignifiant.
Me regardant un peu ébahi devant les affiches, un homme d’une cinquantaine d’années interrompt mon état comateux en me souhaitant gentiment bonjour. Lui aussi regarde le mur et se retourne vers moi en me disant : « Ah ceux-là ils ont bien raison, s’enchante-t-il, il faut plus de riches mais pour ça il faut moins donner aux pauvres. Qu’est-ce-que vous en pensez ? Me demande-t-il avec un brin de soupçon d’incrédulité. – Ben, je ne sais pas trop comment ça marche l’économie, en tout cas, comme c’est présenté, ça a l’air d’être ouvert, mais comment on fait concrètement ? L’affiche n’indique pas grand-chose, même si ça a l’air facile. Puis voyant mon interlocuteur froncer légèrement un sourcil, je m’efforce de lui donner un peu plus de certitude – Enfin je ne dis pas que c’est impossible, c’est clair, y’a un tas de choses à faire, il suffit de le vouloir, et la richesse vient récompenser cet effort, c’est logique.
L’homme, après m’avoir écouté avec attention, acquiesce avec un petit brin de fierté et s’en va, retourne dans les flux anonymes des passants qui ne s’arrêtent jamais, les visages toujours en avant.
Bon, c’est vrai, il a raison ce monsieur, il suffit de le vouloir, de ne penser à rien d’autre que s’enrichir et tout le monde sera riche et content, avec des belles résidences avec jardin, la grosse voiture dans le garage, la femme aimante et les enfants adorables, grâce à un travail dur, réfléchi, sans faute et persévérant, sans demander quoi que ce soit aux autres, sans l’aide de qui que ce soit. C’est moi, moi, moi ! Arrête le défaitisme, cesse les questions stupides, arrête de penser à ton dauphin des mers tropicales, je ne suis plus à l’école primaire. Je suis grand, fort et je vous emmerde.
Les autres, voilà tout le problème, est-ce qu’ils vont croire à tout ce que je leur raconte ? J’ai beau être moi mais est-ce que le moi des autres a la capacité de reconnaître mon moi ? Est-ce possible que chacun puisse connaître chaque moi comme étant le sien dans un monde idéal où l’information serait instantanée et exacte pour tous ? Tout le monde s’enrichirait et se connaîtrait, ce serait absolument génial, une hyper-connexion permanente entre tous les individus de la planète où il suffit de rendre des services temporaires personnalisés et catégorisés par domaines, avec une participation forfaitaire qu’il faudrait créditer régulièrement pour éviter le plantage du système. Ah oui, zut, ça existe déjà mais pas vraiment encore, c’est le net : un bordel monstrueux qui n’a aucune cohérence… Et inondé de films pornographiques…
Toujours devant l’affiche aux lettres rouges, je suis toujours dans l’expectative. Je cherche pourtant un moyen de trouver une petite résolution sympathique avant de partir. Le bout des doigts sur les tempes, je me concentre énergiquement, les muscles en tension, les yeux plissés avec fermeté et la mâchoire serrée. Rien n’y fait, je ne pense strictement rien. Je suis perdu, enfin non, je me trouve sur le trottoir d’une grande ville, mais au-delà je ne vois pas où je pourrais être. Je suis déjà mort avant d’être né, cette vie ne me concerne pas et encore moins les autres. Je ne comprends toujours pas ce qu’ils veulent dire, c’est incroyable. Je finis par me dire que les gens qui croient à ça sont tous dingues. Oui, ça y est j’ai trouvé ! Alleluia ! Pour être riche, il faut être complément dingue, mad quoi ! La vie humaine on s’en tape ! C’est pour les bobos les niaiseries sentimentales, je cherche du solide et de l’effervescent à la fois, un tas d’explosifs colorés, des animaux en charpie, une beuverie de Dieu, un soldat américain. Peu importe, faut que ça en jette un max : une harmonie dissonante avec des percussions et des cordes diaboliques ainsi qu’un vieux piano à queue désaccordé ; l'opéra-punk psychédélique est déjà trop ringard.
Soyez dingues ! Je vais le crier sur tous les toits. Ensuite je vais donner des cours où je dirai à des masses ignares : « Surtout regardez-moi, je suis riche parce que je suis un des plus dingues, si ce n’est le plus dingue, je fais comme les artistes, plus je fais le grand n’importe quoi du monde, plus on a des chances d’être sur Youtube. Faites comme moi, crier dans tous les sens et foutez-vous à poil ! Regardez les enfants, ils ont déjà commencé à l’école. Mais oui, nous y arriverrons tous, l’éducation se réforme pour transmettre la dinguerie à nos petits chérubins pour qu’ils deviennent plus riches que nous. Plus ça casse la baraque, mieux c’est. Un incendie dans une maternelle, ça fait partie du top five de l’élève précoce qui veut devenir très riche. Mais attention ce n’est pas tout le monde, il y a souvent des parents derrière qui sont déjà à un niveau avancé.
Soyez dingues, c’est tout ce qu’il pourrait vous arriver de mieux dans une société qui fait tout pour que chacun soit riche.
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