Attentats du 13 novembre, des forces en présence issues des temps archaïques
Le vendredi 13 dernier, au Bataclan et ailleurs dans la capitale, des forces antagonistes venues des temps archaïques ont révélé leur puissance rémanente.
Ceux qui disent agir au nom de Dieu et se croient purs, tels des interprètes de la Lumière du genre apollinien, sont empêtrés dans leur part maudite et se comportent comme des ménades folles qui perpètrent des attentats meurtriers au cours desquels ils n’hésitent pas à se démembrer eux-mêmes, alors que de jeunes dionysiens contemporains qui aiment les concerts de rock, jouir de la vie, boire et fumer à la terrasse des cafés, eux, ne sont pas des monstres.
Mais qui est vraiment apollinien et qui est vraiment dionysiaque ? Le contraste apollinien/dionysiaque ne doit pas être regardé comme une dichotomie absolue.
Dans le chaos actuel, il est particulièrement difficile de trancher et c’est ce qui rend l’évolution nécessaire de l’humanité si complexe.
Il n’a échappé à personne que la cible principale des attentats du 13 novembre, outre le fait que le Bataclan était depuis quelques années dans le collimateur de groupes antisionistes, fut les spectateurs d’un concert de rock d’Eagles Of Death Metal et à travers eux nos types de consommation culturelle, et plus largement notre mode de vie occidental, notre société de consommation sans transcendance.
Eagles Of Death Metal est devenu malgré lui un symbole de liberté, comme l’a titré Le Parisien.
Ce groupe appartient davantage à la famille rock'n'roll que heavy metal et il n'a de "death metal" que le nom. Il ne joue même pas du metal d’ailleurs mais du rock, entre garage et blues.
S’il ne relève donc pas totalement du caractère dionysiaque attribué à la musique metal, notamment black metal, dont se revendiquent les métalleux eux-mêmes (lire à ce sujet les écrits du sociologue Nicolas Walzer 1), il ne semble pourtant pas très éloigné du dionysisme. Jesse Hughes, l’un des membres fondateurs du groupe, est connu pour son côté "profitons de la vie" et pour ses lourdes contradictions, comme l’explique Ulla Majoube dans son article paru dans l’Express. « Prônant l'amour, il est cependant un fervent défenseur du droit de porter des armes (tout comme Josh Homme, l’autre membre fondateur des EODM). Il mène depuis longtemps des activités saines -vélo, marche, yoga-, or n'a jamais caché abuser régulièrement des drogues et de l'alcool. Il a été ordonné prêtre, or se fait surnommer le Diable (The Devil). Il se dit conservateur ("Je voulais être un homme politique Républicain, mais je suis conservateur", dans un entretien), mais s'est remarié avec une ancienne actrice porno, Tuesday Cross ».
Le rock, désormais bien lové dans un confort commercial et social, a beaucoup perdu de sa puissance anticonformiste et transgressive de ses débuts et ne cherche pas à détruire, même symboliquement, l’ordre établi. Toutefois, le plus souvent, il exprime encore le projet que Nietzsche confie à son surhomme, l’homme de l’avenir. « C’est le oui euphorique et enivrant à la vie dionysiaque. L’essentiel est de sanctifier l’ici et maintenant. […] Toutes les élévations, les délices du sentiment, les expériences intenses qui se rattachaient auparavant à l’au-delà doivent se concentrer dans cette vie : il faut préserver les forces de transcendance pour les détourner dans l’immanence. Dépasser les limites tout en restant “fidèle à la terre”. Dionysos en est le symbole ». (extraits cités par Nicolas Walzer).
Ce sont là des valeurs que les djihadistes du groupe terroriste Etat islamique n’admettent pas. Le problème est que, loin de se contenter de vouloir transformer les consciences en montrant l’exemple par une vie détachée du matériel et par le mépris des plaisirs faciles, de l’alcool, de l’argent, etc., les islamistes extrémistes se comportent comme jadis les adeptes de Dionysos.
Pour comprendre, retour vers le futur…
Terrible de cruauté, Dionysos tourne ses sectatrices en monstres de folie qui accomplissent des meurtres rituels atroces.
Les fidèles de Dionysos s’ensauvagent et se conduisent more ferorum comme des bêtes immondes, ou plutôt comme des robots sans âme, sous l'emprise du vin et de certaines drogues. Le Dionysisme permet d’échapper à la condition humaine en s’évadant vers le bas, dans la souillure et la folie. La perte du contrôle de soi entre ainsi dans les paramètres du paradis dionysiaque 2.
Le récit de la punition d’Orphée par Dionysos, dieu justicier abattant l’adversaire, coupable selon lui d’hybris, provient d’une source antérieure au IIIe siècle avant J.C. (si le compilateur des Etudes Astrales a effectivement tiré ce récit d’Eratosthène). Puis Virgile, comme Eschyle, estime aussi qu’Orphée fut victime d’un acte de furie bachique.
Les sources littéraires cumulent les versions profanes et les versions mystiques de la mort d’Orphée, mais pour certains exégètes, tel C. Watzinger, la vraie signification du meurtre d’Orphée est l’image de la puissance magique du chant divin orphique qui contraint la lance du dieu de la guerre et les ailes de l’aigle de Zeus à s’incliner.
La grande réforme d’Orphée fut le remplacement de Dionysos par Apollon et la plupart des variantes sur les raisons du meurtre d’Orphée montrent que son supplice est lié à son rejet de certains principes du culte dionysiaque, religion qu’il avait tenté de purifier et de spiritualiser.
Eh oui, à son époque, Orphée était un dissident !
« Orphée vit absolument séparé de ceux et de celles qui naissent citoyens programmés, dressés à s'entre-tuer autour de leurs autels ensanglantés ».
L’enseignement majeur dispensé par Orphée est de s’abstenir de meurtres, de phonoi, avec la double exhortation de cesser de manger de la viande et de mettre un terme à l’assassinat d’êtres humains. Ainsi le rituel lié à la naissance, au meurtre et à la résurrection de Zagreus occupe une place centrale dans la pensée orphique la plus ancienne, celle du VIe siècle avant J.C. A travers ce mythe, Orphée enseigne aux hommes qu’il faut refuser toute pratique de sacrifice sanglant car, loin d’établir des relations avec les dieux, ces sacrifices sont des crimes qui démontrent que leurs auteurs n’ont pas entrepris de purifier l’élément divin enfermé en eux.
Nous ne nous attarderons pas ici sur le caractère rituel de la mort d’Orphée, à savoir le diasparagmos (διασπαραγμός), le déchirement du corps vivant, ni sur le fait que les représentations vasculaires de la mort d’Orphée sont antinomiques avec la tradition littéraire.
Rappelons toutefois que le diasparagmos est commun aux mythes d’Orphée, de Zagreus, de Penthée, d’Actéon, d’Osiris, sans doute aussi d’Adonis et d’Atis et citons simplement Salomon Reinach : « Là où la légende ne voit qu’un incident dramatique, la critique de la légende reconnaît un drame rituel, dont la répétition a donné naissance à la tradition, au hiéros logos. Ainsi s’explique également que les Anciens aient été si fort en peine de trouver un motif à la fureur sanguinaire des Bassarides ; car tout sacrifice rituel s’inspire de motifs que le progrès des civilisations rend inintelligibles, ou dont il évite peut-être l’expression ».
« Le bacchisme n’est pas seulement affaire d’un dieu, de vierges et d’ἒλαϕοι à la recherche de leur identité sociale. C’est aussi une folie qui se répand telle une traînée de poudre, des courses sauvages et le σπαραγμός animal, des rumeurs de σπαραγμός humain, aspects qui constituent une véritable contradiction du visage « apollinien » de la πόλις. /…/ L’appellation ἒλαϕος pourrait bien se rapporter, comme celle de πῶλος, aux adolescents prêts à gravir le dernier échelon de l’échelle sociale » 3 .
Parmi les schémas figuratifs fondamentaux de l’art et de la littérature du Ve siècle avant J.C., on trouve pour Orphée le motif dit de « l’exaltation de la lyre ». Dans ce schéma spécifiquement orphique, le chantre thrace élève sa lyre dans un geste de défense et c’est ce geste qui devient l’élément central de la composition picturale. Par l’ostension de sa lyre placée au centre de la scène, Orphée se révèle invulnérable : plus que son corps mortel, il est sa musique.
Rapprochée de mythes comme ceux des musiciens Thamyris, Linos, Musée, Amphion ou Arion, la légende d’Orphée apparaît comme une glorification de la musique et du chant. Elle clame qu’on tue le musicien mais qu’on ne tue pas la musique !
Les textes anciens n’omettent jamais le rôle de la musique dans les moindres entreprises de ce prophète civilisateur. Mais cette célébration ne tend pas à en louer seulement les vertus artistiques et techniques : elle manifeste plutôt la force magique et le don d’incantation par lesquels Orphée s’élève au-dessus des autres artistes.
Selon A.D. Nock, « la lyre correspond à l’ordre du monde, ses sept cordes sont les sept planètes, chacune d’elles a sa voix dans la musique des sphères. La musique a un effet purificatoire, et l’homme qui n’a pas de musique dans son esprit ne peut atteindre le ciel ». « Le chant est existence » proclame Orphée.
La beauté du geste de l’exaltation de la lyre, avec la symbolique qui en émane, est renforcée dans les compositions où seuls deux protagonistes s’affrontent, Orphée et une ménade. C’est là que s’exprime le mieux, avec simplicité et abstraction, l’antagonisme entre l’Orphisme et le Dionysisme, l’antinomie de l’immatériel et du matériel.
Le schéma de l’exaltation de la lyre contient dans sa quintessence tout l’aspect métaphorique de la mort du poète. La lyre, symbole mystique, levée haute, est porteuse d’harmonie, elle est l’emblème de la victoire de la lumière sur les ténèbres et de l’Esprit sur la matière.
« Une première épiphanie d’Orphée affirme la puissance de la voix, son triomphe sur les incantations mortifères des Sirènes.
Une voix s’élève qui ne ressemble à aucune autre ; elle surgit au-delà du chant qui récite et raconte ; elle est antérieure à la voix des aèdes, des citharèdes célébrant les hauts faits des hommes ou les privilèges assignés aux puissances divines. Comme une voix primordiale, antérieure à la parole articulée et qui excède le cercle de ses auditeurs, qu’ils soient de roches, habitants de l’air ou bêtes féroces à visage humain. Dans cette première voix, il y a la liberté extrême de tout englober sans se perdre dans la confusion, mais encore d’inviter à l’acceptation de chaque vie et de toute chose, en refusant le devenir d’un monde habité par le morcellement et le démembrement » 4.
Le 13 novembre dernier à Paris, le chant de la vie a été massacré mais il est toujours vivant et sera toujours renaissant.
Au cœur du chaos actuel, dans cette période de transition civilisationnelle marquant la fin d’une involution et le début d’une évolution, souhaitons que les messages de l’enchanteur Orphée soient réactivés pour nous aider à gravir les degrés de la transcendance humaine à partir d’un monde enfin apaisé.
Notes
- Walzer, Nicolas « Si Nietzsche vivait aujourd’hui il écouterait du metal. La réception de Nietzsche dans la subculture black metal », Émulations, n° 4, mai 2011, et DU PAGANISME A NIETZSCHE Se construire dans le metal, éditions Camion Blanc, 2010, 236 p.
- Detienne, Marcel, Dionysos mis à mort, Gallimard, 1996.
- Bonnechere, Pierre, Le sacrifice humain en Grèce ancienne, Presses universitaires de Liège Collection : Kernos suppléments, 1994.
- Detienne, Marcel, Les dieux d’Orphée, Gallimard, 2007.
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