Au centre du développement, l’humain
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Des courbes, des diagrammes, des graphiques, des histogrammes, des camemberts, des chiffres, des pourcentages, des statistiques, des prévisions…. Que sais-je encore ? Les économistes et les technocrates ne tarissent pas d’imaginations, ils usent et abusent d’un jargon sans cesse renouvelé pour nous persuader que notre bonheur est intimement lié à la santé du marché et à la croissance de l’économie et que nous devons jubiler quand les chiffres de la croissance sont bons. Et comme eux, l’érection de la flèche de la croissance devrait aussi nous exciter.
Ce dogme de la croissance convainc encore et l’occident boulimique a contaminé le reste du monde. Nous assistons à une course effrénée à la consommation et au profit, consommation de biens, d’énergie et de ressources, accumulation de richesses matérielles et financières. C’est le règne de « l’avoir ».
Mais sommes-nous certains que la prospérité et le bonheur ont un rapport avec l’accumulation économique ? Et si plus de croissance veut dire plus de dégâts, plus de destruction, plus de malheur et plus de violence pour les humains ? Dans le contexte instable de ce début d’année 2020, le Covid-19 apparaît comme un point d’inflexion remarquable qui rebat les cartes et nous pousse à interroger le modèle de développement dans lequel nous nous sommes engagés depuis des décennies. De plus, il concerne la totalité de la population mondiale, sans distinction de niveau social, d’ethnies, de goûts de consommation, d’âge ou de genre.
La remise en cause du concept de croissance ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en 1972, lors de la conférence des Nations unies sur l’environnement à Stockholm, de nombreuses voix ont clairement posé la question de savoir s’il y a vraiment compatibilité entre la croissance économique, la prospérité sociale et la préservation de l’environnement. La même année, le club de Rome publiait son rapport « halte à la croissance ». Mais ce qui a changé ces dernières années, c’est l’ampleur que prend cette remise en cause. Il y a désormais une large prise de conscience de notre identité de « terriens ». Des institutions, des scientifiques, des journalistes, des jeunes, des femmes, des syndicats et des ONGs revendiquent de manière on ne peut plus explicite, non pas une croissance zéro, mais la décroissance pour la réalisation d’un développement humain durable. Tout le reste n’est pour eux que subterfuge et ruse pour légitimer moralement une gestion prédatrice des ressources de la planète.
Consommer toujours plus est malheureusement encore vécu comme un enrichissement de la personnalité, lié à la relation entre l’individu et les choses qu’il possède. L’appareil productif a fini par réduire l’individu aux dimensions d’un consommateur prisonnier d’un système machiavélique : produire pour réaliser des profits et créer des besoins pour produire. Et voilà l’être humain devenu « tube digestif ingérant, digérant, évacuant et ne produisant rien d’autres que des excréments… ». Quelle décadence !!
Mais est-ce la vraie finalité de l’Homme ? Oh que non !, la biologie comportementale nous enseigne chaque jour le contraire. « L’être » considéré physiquement et socialement est la finalité ultime de l’Homme, et « l’avoir » n’a de sens que dans la mesure où il contribue à l’accomplissement de cette finalité. En d’autres termes, la croissance économique, en occultant la richesse spirituelle, morale, intellectuelle et esthétique…de l’individu conduit inévitablement au mal-être, au stress, à l’ennui, à la maladie… et par conséquent au sous-développement humain. On peut dès lors concevoir le développement sans la croissance. L’élévation du niveau de vie dont le consommateur moderne pense bénéficier est une illusion car il a en réalité un énorme coût humain et écologique et ce coût est trop souvent passé sous silence par les économistes adeptes de la croissance. Seul le valorimètre monétaire est ici pris en compte, l’homme en tant que réalité biologique, psychologique et sociale est évacué du calcul économique. Il en va de même du coût environnemental. En effet, a-t-on jamais réalisé par exemple des études pour estimer le coût de la dégradation du littoral du golfe de Gabès suite à l’implantation d’industries polluantes ? Ou encore des calculs pour évaluer l’impact sur la biodiversité de la multiplication tous azimuts des terrains de golf dans notre pays ? Non, là aussi, l’économiste refuse de rendre compte des conséquences de la croissance sur l’environnement.
Tous ces chiffres, prévisions et statistiques dont les politiques se gargarisent pour nous faire oublier ce sur quoi notre bien-être repose mènent-ils vraiment au bonheur et à la joie de vivre ? Tous ces gadgets d’utilité douteuse et de durée éphémère permettent-ils l’épanouissement et l’enrichissement des potentialités de l’individu ? Peut-on tomber amoureux d’un taux de croissance ? Assurément non.
Référence : René Passet, l’économique et le vivant, Ed. Payot 1979
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