Au cœur des ténèbres
Dans l’ouvrage de Joseph Conrad un homme témoigne de ce qu’il a vu au Congo, celui du roi Léopold, et de la métamorphose d’un héros civilisateur, Kurz, en idolâtre sanguinaire. Le voyage initiatique qui est un trajet de perdition débute par la mort absurde de dizaines d’Africains dans des explosions à la dynamite, et le narrateur qui est aussi le sujet de cette histoire constate que la rationalité absurde de la compagnie génère une folie sanguinaire qui n’épargne personne. Au final c’est la civilisation même qui réclame son tribut de sang et s’échoue dans la ritournelle absurde d’une entreprise comptable quadrillant le fleuve de ses comptoirs oubliés.
On y a vu une œuvre anticoloniale, on a fait de Conrad une sorte d’Albert Londres humaniste, pourtant pas la moindre compassion pour les victimes, pas le moindre mouvement de découverte, l’indigène y est un corps muet, désincarné, affamé, déchiqueté ou dansant, ce n’est jamais une bouche, jamais une histoire, la seule histoire qui soit est celle de ce délire propre à la compagnie, ce délire qui consiste à se légitimer par l’œuvre de civilisation et à agir selon la maxime de la non-existence des Africains asservis au nom du Progrès et de l’exploitation minutieuse des ressources.
Chemin faisant Conrad avait découvert la logique schizoïde de la colonisation et son corollaire, la peur phobique de la Nature, de la multitude indigène, de la menace sur l’intégrité corporelle et mentale, il avait montré clairement la limite de l’Occident, l’incapacité dans laquelle il se trouvait de mener de front l’exportation de sa civilisation et l’asservissement des peuples conquis, incapacité qui avait cette propriété singulière de détruire toute moralité chez les conquérants ou de la transformer en un discours creux et imbécile, si bien que donner la mort était aussi un acte dépourvu de limites comme s’il s’agissait de liquider des nuisibles selon cette mécanique rationnelle qui veut que les pulsions se maquillent derrière une notion ou un concept, l’ordre, la sécurité, le maintien de la souveraineté, la défense des investissements, qu’importe.
Il est à noter, mais ce n’était pas là le sujet de Conrad, que tous ceux qui se fixèrent des limites précises dans l’entreprise coloniale furent des hommes qui ne considéraient pas les indigènes comme des objets mais des interlocuteurs, qui décentrèrent donc leur focale et découvrirent qu’ils avaient affaire à une nuée culturelle de langues, de comportements et de mythes qui avait leur place sur le tableau branlant de l’Humanité.
Considérons, à l’encontre de Jonathan Littell qui donne la parole à un bourreau, qu’un témoin de l’entreprise d’extermination nazie ait accompli un autre voyage vers les ténèbres sans y participer. Il se fait le narrateur de ce voyage, imaginons un conducteur de train qui n’aurait pas poussé jusqu’à la rampe d’Auschwitz.
Il dirait : « Voilà, la police les emmenait sur les quais, femmes, vieillards, enfants, hommes, ils serraient leurs valises et puis les policiers encadrés par les Allemands les rangeaient dans des wagons plombés. On les entassait jusqu’à ce que le wagon soit plein. Les Allemands étaient efficaces, ils avaient tout prévu, le trajet, l’horaire, les embranchements, ça ne traînait pas. C’était quand même étrange de les entasser parce que ce n’était pas des prisonniers ou des combattants mais des familles, ils s’appelaient, certains pleuraient, on étouffait dès qu’il faisait chaud, on grelottait, les vieux ne devaient pas tenir très longtemps sans s’effondrer, les enfants hurlaient, pleuraient, et j’avançais sur la plaine, mon panache dans le ciel, de jour, de nuit, on fonctionnait par équipe, on se relayait. On s’entendait bien avec les gars de la Deutsche Bahn, si bien que la traversée de l’Allemagne était un jeu d’enfants, d’ailleurs les problèmes ne commençaient qu’aux abords du gouvernement général, là on ralentissait, les convois étaient plus intenses, le front de l’est j’imagine. Puis une équipe polonaise venait nous relayer, on repartait alors sur un autre train et ça recommençait dès l’arrivée sur Paris, avec parfois des convois de prisonniers politiques ou de STO, avec cette différence près que les Juifs partaient en famille comme si on voulait les chasser, comme si on les mettait loin de nous, dans un trou inconnu. »
Cet homme n’aurait pas vu le cœur de la machine nazie parce qu’elle était circonscrite à certains lieux et parfaitement fonctionnelle. Chaque membre de cette entreprise d’extermination avait une tâche à accomplir mais sans qu’il soit conscient de la finalité même de cette solution définitive du problème juif comme la nommait Heydrich. Notre homme n’aurait pas vu la sélection sur la rampe, les miradors, les chiens, les gardes ukrainiens, les aboiements et les ordres, les coups, les morts jetés des wagons, encore moins les chambres à gaz et les crématoires, il n’aurait pas su que des hommes avaient coordonné l’ensemble des rafles, l’édification des camps, la création de points de départ et d’arrivée, les trajets, l’édification de camps d’internement sur le territoire du gouvernement général, la mise en place de baraquements, l’invention technique de la chambre à gaz avec modification des insecticides mis au point par Fritz Haber, le père du programme d’armement chimique allemand de la Première Guerre mondiale, l’édification des crématoires.
Notre conducteur n’aurait pu reconstituer cela parce qu’il se serait interdit de le penser, il l’aurait jugé improbable si bien que la Shoah ne se présente pas comme un crime contre l’Humanité, cas du colonialisme tel que le dépeint Conrad, mais comme ce dont l’Humanité ne peut se remettre parce qu’elle implique qu’une minorité d’hommes résolus appuyés sur une administration efficace et s’entourant d’un secret relatif dans ses objectifs peut conduire une opération d’extermination avec le concours involontaire ou volontaire, direct ou indirect, de millions d’anonymes dès que ceux-ci estiment qu’une situation d’exception est toujours ponctuée de quelque violence et bien entendu de quelque souffrance à laquelle il est inutile ou impossible de s’opposer.
Kaarlopkk
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