Nous fûmes seulement une poignée d’intellectuels à oser défendre publiquement, contre vents et marées et au risque de nous faire lyncher moralement dans bien des médias, surtout sur internet, Roman Polanski, l’un des plus grands génies cinématographiques de notre temps, contre l’effroyable machine judiciaire des Etats-Unis. Ce fut là, toutes proportions gardées, comme un mauvais remake - détail aussi piquant que paradoxal sous le ciel d’Hollywood - du Procès de Kafka !
Cette solitude quasi ontologique, et parfois désespérante, de l’intellectuel en ses plus nobles combats, c’est Jean-Paul Sartre en personne, penseur pour qui l’engagement s’avérait consubstantiel à son existentialisme, qui, tout en en soulignant l’inconfortable mais louable condition humaine, l’exprima peut-être le mieux : « L’intellectuel est seul parce que nul ne l’a mandaté. », écrivit-il en effet en son Plaidoyer pour les intellectuels.
C’est dire si, pour nous qui nous sommes tant battus afin que ce sacro-saint principe universel qu’est la Justice soit respecté au pays de l’oncle Tom, nous nous réjouissons du fait que la Suisse vient enfin très courageusement, ce 12 juillet 2010, de mettre un terme, par son refus d’extrader le cinéaste franco-polonais en même temps que sa volonté de lui rendre sa liberté de mouvements, à cet incroyable imbroglio judiciaire dont il a été victime, depuis sa rocambolesque arrestation du 26 septembre 2009, à l’aéroport de Zurich, jusqu’à ces jours récents, où il était assigné à résidence, affublé d’un bracelet électronique pour le surveiller (suprême humiliation !), dans son chalet de Gstaad.
Certes ne reviendrais-je pas ici sur cette sombre et délicate affaire de mœurs. La presse, du reste, s’en est déjà fait l’écho à suffisance, rapportant dans le détail les faits incriminés. Et puis, en ce qui concerne Polanski lui-même, quel meilleur tribunal, comme pour tout homme digne de ce nom, que celui de sa propre et seule conscience ?
Mais, au terme de ce dur combat que nous avons ainsi mené, une réflexion, doublée d’une leçon aux allures d’impératif catégorique (kantien ou non), s’impose toutefois, par delà même cet insigne et individuel cas, face à la justice américaine, laquelle, par ailleurs, s’obstine encore et toujours, au plus grand mépris des décisions helvétiques et faisant preuve là d’un acharnement pour le moins suspect, à vouloir juger sur son territoire l’incomparable auteur du Pianiste et autre Ghost Writer.
Car s’il est une nouvelle bataille à livrer aujourd’hui au pays de Barack Obama, c’est bien celle, après l’esclavage et l’apartheid, contre une justice qui, prônant la peine de mort en guise de châtiment extrême pour ses criminels, ne craint toujours pas, à l’aube du XXIe siècle, d’envoyer des hommes mourir, sans qu’elle éprouve la moindre pitié ni même souvent la moindre compassion face à la sincérité de leur repentir, sur une chaise électrique, voire, comme ces derniers temps, devant un peloton d’exécution. Le comble de la barbarie pour ce que l’on appelle pudiquement, selon l’expression consacrée, « la plus grande démocratie du monde » !
Oui, telle est la lutte à mener désormais, pour les vrais défenseurs des droits de l’homme, en Amérique, comme d’ailleurs en quelques autres dizaines de pays dans le monde : celle pour l’abolition de la peine capitale, indigne, et surtout injuste par essence, comme métaphysiquement, d’une nation moderne.
Aussi, bien qu’il me soit autrefois arrivé, en ces mêmes pages, de comparer cette douloureuse et récente affaire Polanski à l’infâme et vieux procès d’Oscar Wilde, est-ce aux admirable mots d’Emile Zola, prononcés en son célèbre J’accuse à l’occasion de l’affaire Dreyfus, que j’aimerais en appeler, à présent, pour stigmatiser cette justice américaine lorsque, parée d’une cruauté sans nom, elle voue froidement à la plus terrifiante des agonies, sans la moindre once de charité chrétienne et occultant jusqu’à tout sens du pardon, des êtres humains, quelle que fût la gravité de leurs fautes, quand, victimes d’une erreur judiciaire, ils ne sont pas tout bonnement innocents : « Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies ! ».
Morale de l’histoire ? Ainsi ces juges américains se devraient-ils de méditer, avec tout le sérieux que requièrent d’aussi pénibles circonstances, cette sentence définitive du grand Albert Camus, philosophe pour qui l’engagement confinait à l’humanisme, et la lucidité intellectuelle au courage éthique : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». L’humanité, certes, n’en sort pas grandie. Bien au contraire : les victimes expiatoires ne servent généralement, par cet outrage encore plus hypocrite qu’il n’est intolérable, qu’à la nier, jusqu’en son indicible tréfonds !