Au fil de l’eau des rivières de France
Notre pays compte des milliers de cours d’eau, tumultueux ou paisibles, dont la taille varie considérablement, des majestueux fleuves jusqu’aux plus modestes ruisseaux. Certains noms de rivières sont poétiques, d’autres sont surprenants. Il en est même qui sont des noms communs, des noms de localités, de personnages célèbres ou des prénoms humains comme l’illustre cette fiction dans laquelle figurent (en gras) 380 noms de rivières de la France métropolitaine...
L’automne, superbe les jours précédents, est bien avancé. Cela fait déjà un mois que les hirondelles ont mis le cap au sud. Bientôt, l’on entendra le brame du cerf dans la forêt voisine si la tourmente ne sévit pas de façon trop bruyante. Puis viendra très vite le réveillon de Noël et ses guirlandes dans les foyers, seule période de l’année où le curé retrouve un peu de prestige dans le village.
Contremaître dans une usine où l’on produit de la soude et de la chaux – il est aussi 2e dan de judo dans son club car il a plus d’une corde à son arc –, Arnoult Courbet est délégué syndical. Face à une direction encline à serrer toujours plus les boulons, il aime monter au créneau, négocier avec tact mais fermeté afin d’obtenir des patrons de solides gages de progrès social. « Pas de raison qu’eux seuls se fassent du gras lorsque survient un pic de production. La manne doit profiter à tous ! », affirme-t-il.
Bien que l’on soit en semaine, Arnoult est de repos, mais peu disposé à bricoler. Plutôt que réparer le tronçon de noue défectueux sur le toit de lauzes de sa maison ou se munir de la scie pour élaguer le laurier envahissant, il s’apprête, bien que les échelles soient déjà en place, à partir taquiner à la ligne la brême le gardon, la tanche ou la truite avec sa canne à pêche.
Il n’y va pas seul, mais en compagnie de son cousin Robert Marmande, le poissonnier, tout content, en ce jour de fermeture, de changer du thon, du colin, du bar – « celui que l’on nomme loup en Méditerranée », se plaît-il à rappeler – et de la seiche qu’il vend dans la ville voisine, sur la place du Commerce, juste à côté de la boulangerie, réputée pour son bâtard aux graines. Une fois prêt, Arnoult boutonne son ciré (de marque Guy Cotten) et sort dans l’aube naissante en prenant soin d’éteindre la lanterne du seuil, souvenir de son grand-père, un combattant de Verdun.
À l’étage, la douce épouse d’Arnoult, Yvette, affectueusement dénommée Bibiche, dort encore comme une souche, « comme un ange », dirait son mari, très épris de cette veuve qu’il a rencontrée lors d’une cure, puis épousée. Ensemble, ils ont eu un fils, Blaise, un beau garçon de douze ans qui aime flâner par monts et par vaux lorsqu’il n’est pas au collège. Arnoult est particulièrement fier de son fils Blaise.
Quand il ne lézarde pas sur un rocher, le garçon aime « couper la feuille » de frêne dont raffole la chèvre du voisin, Clarence Saint-Éloi. L’animal est doté d’une jolie sonnette peinte. Quant à l’homme, très âgé, il est resté beau parleur, bien que parfois un peu bougon. Son épouse Germaine est morte deux ans plus tôt dans leur maison à toit de chaume.
D’humeur joyeuse et d’une nature sereine, Yvette aime entendre les trop rares Souchon et Ferrat à l’antenne. Elle aime également dessiner au fusain, une technique pour laquelle elle possède un vrai don. Parfois, elle se verse, dans un petit verre à pied, un doigt de Porto (Arnoult préfère la Suze) qu’elle déguste avec un palet. Côté cuisine, elle apprécie, arrosé de saint-émilion, le jarret de porc, la tête de moine, mais délaisse le rognon, et plus encore la salaison, surtout lorsqu’elle commence à devenir rance. Le petit plus : un cône glacé ou une mousse au chocolat.
Soudain, l’irruption du son de la cloche de l’abbaye réveille Yvette. 7 heures déjà. Blaise dort encore comme un loir. Sa mère laisserait bien le somme se prolonger, mais le garçon doit être prêt pour le car qui emmène les gamins à l’école. Peu après, tous deux sont assis sur leur chaise dans la cuisine. Blaise adore les flocons d’orge. Il aime raconter en déjeunant des histoires de drac et de galipote ; ou bien évoquer l’Égypte du temps des pharaons.
Dehors, devant sa niche, le chien Mars (il est né ce mois-là à Liège, chez la tante Miette) se gave goulument de la pâtée de son écuelle, indifférent au bruant et au hérisson qui se sont aventurés près de là. Pas le genre à avoir le croc féroce, celui-là : ce cabot est doux comme un agneau et adore le jeu, avec une préférence pour le frisbee. « Dommage que ce terre-neuve bave », ne cesse de répéter Diane, la sœur d’Yvette, formidable Colombine dans le récent spectacle donné par sa troupe de théâtre amateur.
Dans les champs voisins, au-delà de l’ouche de la ferme des Linon, exploitée par les sœurs Liane et Lison – toujours sur la brèche, et dures à la tâche, ces deux-là – la canche, la gesse et le trèfle ont été récoltés, contrairement au maïs dont les panouilles sont agitées par le vent. Seule la prairie attenante reste d’un beau vert. Un peu plus loin, le bois de chênes rouvre a commencé à prendre une couleur dorée et à perdre ses glands.
Pas question pour les agricultrices de mettre leurs problèmes sous le boisseau : la crise est là, et le contenu du portefeuille s’en ressent, à l’aune de l’existence si chère, eu égard au cours des céréales trop bas et au coût du matériel trop élevé. Difficile pour quiconque d’être serein dans ces conditions : on serre la vis aux tentations afin d’éviter que tout parte en vrille, au risque de boire le bouillon. Vaille que vaille, ça roule quand même, malgré le manque récurrent d’argent.
On est bien loin de la fortune que détient Ruth de Sainte-Maure, la propriétaire du château du Verger. Une demeure médiévale, ceinte de douves asséchées, dont la devise ancestrale, « Céans, maître suis fors Dieu ! », figure sur le linteau du portail sous un blason « parti, au premier de vair au bélier de sable accorné et onglé d’or, au second de gueules au lion d’or armé et lampassé d’azur ».
Héritière d’un mari altier décédé dix ans plus tôt d’un cancer du colon, la châtelaine est très à l’aise financièrement : aucun risque qu’elle subisse les rappels de sa banquière. Elle aura de quoi léguer à leur fille avocate, la belle Flora, domiciliée à deux pas du palais de justice de Paris, et à leur fils, ce « cher » Aubin, un linguiste qui prépare une thèse sur le romanche.
Naguère disciple de Gaston Bachelard, madame de Sainte-Maure a commis un étonnant livre : une exégèse du Coran, rédigée dans une salle du donjon dédiée à l’écriture. De temps à autre en été, on l’entend jouer en duo avec son amie Louise Murat, une suissesse de Saint-Jean dans le Valais. Toutes deux ont une prédilection pour une sonate pour clavecin et violon de Jean-Baptiste Lœillet de Gand.
Yvette a une bonne image des sœurs paysannes, l’une blonde pas vilaine, l’autre brune vraiment mignonne. Elle regarde leur ferme depuis son salon tandis que la petite chatte Minette, en pleine période de mue, se frotte contre ses jambes. Dans un angle de la pièce trônent un ours et une ourse en peluche, souvenirs de la petite enfance de Blaise. Sur le mur principal figure une spectaculaire vue de Saint-Malo. Dans un angle, un bouquet de lys séchés, disposés dans une poterie ancienne, orne un guéridon surmonté d’une plume d’autruche et d’un masque de jade.
Yvette voit Lison sortir de l’étable, précédée par un rat dont elle ne se soucie pas. Vêtue d’une blouse de travail, la tête coiffée d’un bonnet, elle a fini de traire et retourne dans son logis aux murs couverts de treille en contournant l’étang aux canards. En réalité une simple mare dont le fond est étanchéifié par une couche de glaise (de la marne bleue des Causses) et le niveau d’eau régulé par une petite vanne, ce qui facilite l’arrachage de l’envahissante berle.
Yvette avance d’un pas tranquille en passant devant les pommiers. Dans un angle de la parcelle sont entreposés une seille en bois et une claie sur laquelle est appuyée une gaule. Un peu en retrait, sur l’ancienne aire de battage, où finissent de rouiller la carcasse d’une antique lieuse et d’un brabant crasseux, l’ânesse Madelon est déjà en train de se nourrir de buisson sauvage en évitant instinctivement le liseron toxique. Des poules, des oies et quelques gorets l’entourent. Il y a même des cabanes à lapins. Une vraie ménagerie.
Un vent aigre souffle sur la campagne. Il semble qu’un grain se prépare vers l’aven de la Couarde, un gouffre dont nul ne sait plus pourquoi il a été nommé ainsi, à l’image de la venelle des Harpies dans le bourg. Peut-être des mégères vivaient-elles là, telles Berthe Mortier ou Madeleine Chapelain, de mauvaises femmes honnies de tous ? Plus bas dans la plaine, tout au bout de la vallée, de gros cumulus sombres et gris s’amoncellent.
Blaise est parti, laissant sa mère à la lecture de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre. A moins qu’elle n’ait opté pour un roman de Pierre Magnan ? Le garçon attend le bus à l’arrêt avec ses amis Margot et Noé, près de la borne kilométrique. Il n’a pas trop révisé les énergies fossiles : la tourbe et la houille, cela ne lui parle pas. Blaise aimerait naviguer, contourner la corne de l’Afrique, subir la mousson en des pays exotiques, jeter l’ancre dans des ports de renom ou accoster d’improbables môles, le visage humide des paquets d’eau-salée projetés dans son ire par la mer démontée.
Blaise rêve. Mais le car est déjà là, conduit par Bertrande, une femme venue d’Écoute-s’il-pleut dans la lointaine Picardie. Le car redémarre, sous le regard indifférent d’une renarde en chasse et d’une agasse en quête de semences de céréales ou de limaces pour nourrir ses piats. Une légère brume humidifie la chaussée. Passé la courbe et la lande de bruyère, il poursuivra sa route le long du val d’Enfer où Blaise braconne sans vergogne avec son copain Alain du côté du moulin en ruines. Non sans une pointe de trouille de se faire pincer par Arsène Virenque, le garde-pêche.
Plus loin, le car traversera la forêt de pins au sol jonché des aiguilles de saison. Parvenu en ville, il contournera le quartier des Forges et l’arène romaine par le boulevard de ceinture pour s’engager dans la rue du Duc de Luynes. Le boulevard du Duc d’Aiguillon suivi de l’avenue du Maréchal de Ségur l’amèneront enfin place du Pont-au-Roi où se dresse le collège Malherbe.
En face, près du vieux puits et du grand tilleul se tient la taverne d’Ange Estival : la Toison d’or qui fut autrefois un bordel chic et cher. Tenu par une gloire locale, le restaurant est renommé pour son bœuf persillé, son cabri aux cèpes et sa savoureuse cane aux blettes rôties. On dit aussi beaucoup de bien de sa sole aux airelles.
Le patron, un tantinet flambart, fait également très bien l’andouille (aux moules de bouchot), se plait-on à ajouter en souriant. Quant à sa cave, composée grâce à son nez exceptionnel, elle compte d’excellents vins de garde dont un sublime romanée-Conti qui part évidemment moins vite que son morgon et les bourgognes de son ami producteur de Beaune. Au final, le montant de l’addition est élevé, mais le bruit court que cela vaut le détour.
Non loin de là se tient la boutique d’un sellier, identifiable à son enseigne en bronze. Son nom : Béranger Planche. Expert dans le maniement de l’alène et de la griffe, l’artisan, aidé par son épouse Laurence, une femme aussi courtoise que sensée qui gagne à être connue. Le couple vend et loue les meilleures selles de la région, grâce à leurs arçons irréprochables. Les Planche commercialisent également des fontes pour lance de vénerie.
C’est devant cette sellerie qu’un jour ces têtes de linotte Valentine et Suzon, des condisciples de Blaise, se sont crêpé le chignon sous le regard goguenard de Florence et Violette. En cause, une puérile histoire d’eau de Cologne qui les a rendues furieuses. Cela a valu à l’une un œil poché et fait voler en éclats l’esprit de clan des filles.
Blaise a tort de penser que sa mère lit. Yvette, artiste de son état, a sorti son chevalet et ses brosses pour peindre le mignon poulain du père Briançon (en réalité une femelle très câline). La veille, profitant des belles couleurs de cuivre du crépuscule, elle est allée, avant qu’il ne soit trop tard, près des anciennes soues et de l’appentis du vénérable pressoir, photographier l’animal dans son enclos en contrebas des bancels de vigne.
L’été, elle aime peindre dans la gloriette du jardin. Parfois, elle vend une toile exposée en ville dans la chapelle désacralisée de la Trinité. Ses dernières ventes : un paysage d’orgues basaltiques, les arches naturelles du chaos rocheux, et la spectaculaire oule de la rivière locale, au lieudit Saut de la Donzelle, allusion à une jeune fille qui aurait sauté pour fuir un galant devenu trop entreprenant. Devenue depuis « la Dame blanche », elle hante les lieux.
Vendredi soir, les Courbet iront en ville où l’on donne Le franciscain de Bourges au ciné-club. Le mois précédent, ils avaient revu La balance avec l’excellente Nathalie Baye. Dimanche dernier, ils ont apprécié le film Gazelle. Lorsqu’il n’y pas de spectacle à leur goût, ils optent pour la randonnée en emportant un solide casse-croûte. « La marche, ça creuse » a coutume de dire Arnoult. La dernière fois, c’était de la hure aux noisettes. Cela n’a pas du tout plu à Blaise. Il aurait préféré de la rosette au pain de gruau. Par chance, il a emmené quelques berlingots de Carpentras.
Dans la campagne, un faucon huit. Le huement d’un héron près de la rivière semble lui répondre. Un brocard hume l’air d’un air méfiant en lisière de bois. La vie s’écoule, inexorablement...
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