Au pays du pétrole, une attaque... bidon
Les Américains sont d’incorrigibles acteurs jouant et rejouant les mêmes scènes, au cinéma comme en politique. A chaque fois qu’ils ont eu à traverser une crise importante, ils ont réagi de la même façon. Le récent pseudo-accrochage du Golfe d’Ormuz qui vient juste de se produire fait partie de la panoplie traditionnelle des réactions américaines à un événement précis. Et de la propension des USA à gérer tout conflit en tentant de le retourner à son profit, en réalisant ici de toutes pièces une provocation lui permettant de trouver prétexte à mettre en œuvre sa lourde machine de guerre. La technique s’appelle celle du Golfe du Tonkin, inaugurée par Johnson pour relancer avec brio la guerre du Viêtnam.
Ce soir, on peut en conclure tout de suite que la manœuvre a beau être grossière, elle risque fort de se reproduire dans les semaines à venir, un peu comme si on voulait préparer le public américain à son caractère inéluctable. Aujourd’hui donc, nous avons eu droit à une simple répétition explicative du processus à suivre. Ou plutôt à son simulacre. Demain, c’est simple... il n’y aura pas de troisième fois : à la moindre attaque, véritable ou pas, la flotte américaine riposte, ou les bombardiers anéantissent sur le champ Téhéran. Car dans l’écriture de ce mauvais scénario, plein de choses ne collent pas dans l’annonce du jour : la source même de l’information, sa crédibilité et jusqu’à l’info elle-même et son contenu. Rien n’indique que quelque chose se soit passé tel qu’on l’a décrit. On est en pleine fiction, en réalité. En pleine fabrication. En pleine propagande.
En premier la source de l’annonce. Présentée comme un fait de journalisme indépendant, elle est en fait l’œuvre d’un seul homme, lié à une agence très particulière : c’est Tony Capaccio, de l’agence Bloomberg qui est à l’origine de l’annonce. De même que Fox News avait embarqué sur des chars de l’armée US sillonnant à toute vitesse l’Irak de Saddam Hussein, l’agence Bloomberg a nommé Carpaccio son correspondant exclusif non pas sur place, dans le détroit d’Ormuz, mais... bien au chaud, au Pentagone. Endroit d’où est donc directement sortie l’annonce, car sur place, bien entendu, personne n’a vu l’ombre d’une vedette s’approcher d’un porte-avions US. Et personne n’a pensé à le vérifier. Encore moins à sortir le Pentax.
Aujourd’hui, donc, l’agence Bloomberg, du nom de son créateur devenu entre temps maire de New York (à la place de Giuliani), fait la pluie et le beau temps des marchés financiers qu’elle fournit en infos via ses écrans et ses abonnements passablement onéreux. "Bloomberg est le principal fournisseur mondial de données, informations et analyses financières. Le service BLOOMBERG PROFESSIONAL et les services médias de Bloomberg offrent des données économiques et financières en temps réel et archivées", indiquent inlassablement et avec insistance les dépliants publicitaires de la firme. A laquelle s’est ajoutée cette année une télévision : le réseau BLOOMBERG TELEVISION est, je cite, "le seul réseau de télévision financière et économique actif 24 heures sur 24, diffusé dans le monde entier dans sept langues à plus de 200 millions de foyers par le biais de onze chaînes". Bref l’agence au top du top. En août dernier, l’invité "exclusif" de Bloomberg TV était... le président géorgien Mikheil Saakashvili.
Un hasard, sans doute. L’homme y était présenté comme le "réformateur économique numéro un dans le monde". Un sorte de Super Sarkozy, en quelque sorte. Une présentation qui vire vite au dithyrambe commercial : "Sous Saakashvili, la Géorgie a abaissé les taxes à l’exportation et libéralisé les réglementations de fabrication pour attirer les investisseurs directs étrangers vers la région et contrer les effets de l’embargo commercial non déclaré de la Fédération de Russie." Bloomberg fait les news, et annonce que la Géorgie est un... excellent investissement pour tout bon capitaliste. Comme Bloomberg vit de ses onéreux abonnements des investisseurs potentiels en Géorgie, on pourrait y voir un conflit d’intérêts. Même pas : aux USA, le business est partout. Bien entendu, la chaîne est d’un apolitisme absolu : ne mélangeons pas haute finance et parti... républicain. Le 2 novembre dernier, Giuliani, champion avéré des républicains et ami de Bloomberg, fond à bras raccourcis sur... Barak Obama. Sujet de sa fureur : la prétendue "naïveté" d’Obama au sujet de... l’Iran. "Rudy Giuliani criticized Senator Barack Obama for saying that the US should hold talks with Iran. Obama is ’falling over himself, begging to negotiate’, said Giuliani. Obama is displaying ’a great deal of inexperience and is very, very naive.’" Sur Bloomberg TV, le ton est donné : on ne discute pas avec l’Iran... on l’attaque ou rien du tout. Il est vrai que Bloomberg venait de lancer le 24 mai dernier une nouvelle émission hebdomadaire d’une demi-heure en anglais, Middle East Money Focus, présentant, je cite, "des informations, analyses et perspectives sur la région du Moyen-Orient aux décideurs financiers du monde entier". Un événement aussitôt fêté par une réception au Fairmont Hotel Dubai aux Emirats Arabes Unis... avec dans la foulée une interview (publi-reportage !) du super champion de rallye Mohammed Bin Sulayem... un vrai inconnu par ici, mais légende paraît-il aux Emirats Arabes Unis. Un gars qui n’a pas fait beaucoup d’ombre à ce jour à notre Sebastien Loeb national, mais bon... si l’homme ne vous dit toujours rien, regardez du côté de Michael Jackson... Ou bien regardez les horreurs qu’il arrive à faire faire à Mercedes. On dit que l’argent permet tout, mais là il faut avouer...
Ce matin-là donc, Tony Capaccio, de l’agence Bloomberg, annonce à un monde éberlué que la prophétie de la répétition de l’attaque du Golfe du Tonkin a failli se faire, de peu. Sans la présence d’esprit d’un commandant de frégate US, c’était le début, pour sûr, du 3e conflit mondial. Oui, certes, mais ça ne colle toujours pas. Car à la lecture du communiqué émanant de Bloomberg, et donc directement du Pentagone, on s’aperçoit d’une chose : tout ce qu’on sait de cette attaque provient d’un message radio qu’aurait proféré, sur la fréquence d’écoute américaine, un des capitaines d’une des embarcations. Et en découvrant le message, difficile de ne pas s’esclaffer ou de ne pas sourire : "Je vais vous attaquer, je vais vous faire exploser dans quelques minutes." Encore un peu, et les Zéros auraient attaqué Pearl Harbour avec des kamikazes tenant des mégaphones à bout de bras, tous cockpits ouverts. C’est grotesque, tout bonnement. Evidemment, ce n’étaient pas n’importe quels dinghys : "Selon la chaîne américaine CNN, les navires iraniens, appartenant aux Gardiens de la Révolution, se sont approchés des navires américains et ont proféré des menaces par radio." Un message radio, par définition, une fois émis, ne laisse pas de traces. Enfin beaucoup moins qu’une torpille. En tout cas, ce sont bien ceux que W. Bush, il n’ y a pas si longtemps, en janvier 2007, avait si vivement vilipendé. Voilà qui tombe plutôt pile. Des Gardiens de la Révolution (ou Pasdarans) assimilés directement à des "terroristes". A appellation de terroriste, attaque de terroriste : on comprend mieux l’usage d’un dinghy contre un porte-avions. Nous, on trouvait ça disproportionné militairement. "Terroristement", voilà qui se tient... davantage. Pour mémoire, rappelons que c’étaient des Gardiens de la Révolution également qui avaient capturé des Anglais des forces spéciales au large des côtes iraniennes. Des Anglais qui étaient aussi en dinghy...
En réalité, notre homme, Tony Capaccio, n’est pas un total inconnu mais plutôt un habitué des lieux et des mises en garde. Le 10 novembre dernier, il alarmait tout le monde : "La Marine américaine, après six ans d’avertissements lancés par les
contrôleurs du Pentagone, n’a toujours pas de plan pour défendre ses
porte-avions contre un missile russe supersonique, telle est la
conclusion à laquelle parviennent les fonctionnaires du Département de
la Défense." Et de préciser ce qu’est le Sizzler, un missile chinois qui se termine par une torpille. Evidemment notre homme ressort de son placard habituel à fantômes "un fonctionnaire du Pentagone, s’exprimant à condition de préserver son
anonymat, déclare que la Russie a aussi proposé ce missile à l’Iran,
bien qu’il n’y ait aucune preuve qu’une vente ait eu lieu". Sans preuve aucune de source, mais faire peur c’est tellement simple...
Comme le "Bloomberg show" ne suffit pas vraiment à convaincre, dans la journée qui suit, la Navy US met alors en marche son staff de communication. Le lendemain même de l’opération, on a des "éclaircissements" grâce à l’American Forces Press Service et son serviteur zélé Jim Garamone. Le gars est un cas de figure intéressant comme photographe des armées. Toujours dans les bons coups, il semble. En septembre 2001, il n’est pas à Ormuz. Il est sur la pelouse du Pentagone à prendre des photos... celles de la fameuse Pentalawn. On peut se demander ce que fait ce jour-là devant le Pentagone un photographe assermenté du service de presse des Forces américaines, mais il s’en est tellement passé de vertes (de pelouses) et de pas mûres (d’histoires) que plus rien ne nous étonne ce jour-là. Il prend des photos plutôt embarrassantes d’ailleurs, où on voit beaucoup de personnels en uniforme ramasser au plus vite des morceaux compromettants pour la suite de l’histoire. On va finir par croire qu’on convoque Garamone quand il se passe un événement hyper important aux USA ou dans le monde. A Ormuz, le voilà plus en forme : à donner les noms des trois bateaux attaqués, trois frégates : l’USS Port Royal (qui vient de Pearl Harbor !), l’USS Hopper de Pearl Harbor aussi, et l’USS Ingraham (de NS Everett, Washington). Selon lui, les trois navires ont vu arriver cinq "high speed crafts" (des dinghys ?) qui se sont scindés en deux groupes qui ont très vite eu un comportement inquiétant : "they maneuvered aggressively in the direction of the U.S. ships". Selon lui toujours, c’est le commandant d’une des frégates, l’Ingraham, qui a appelé les Iraniens sur leur fréquence radio (et non l’inverse) pour s’entendre dire de ne pas s’approcher : "U.S. captains called on the radio and sounded the ships’ horns to warn the Iranians off, he said. ’The (U.S.) ships received a radio call that was threatening to our ships to the effect that they were closing our ships and that the U.S. ships would explode’". Juste après les Iraniens immergeant ce qui semble être des capteurs GPS magnétiques, présentés bien entendu comme des mines : "Subsequently, U.S. sailors observed two of the Iranian boats dropping objects in the water generally in the path of the USS Ingraham. ’These objects were white box-like objects that floated’" précise l’amiral. "Obviously the Ingraham passed by safely." L’article se terminant par un hommage appuyé aux marins US qui ont vaillamment résisté à ne pas tirer sur les Iraniens : "he admiral praised the U.S. ships’ crews, saying they stepped through procedures carefully, with good discipline and with due regard for all the factors. ’I was very proud of their performance and the training they received’". Comme quoi la Navy, c’est pas du Blackwater ! De l’interview, il en ressort même pas un incident, à peine un croisement, le coup des fausses mines devant sortir tout droit de l’imagination de Garamone... Bref, hier, à Ormuz, il ne s’est strictement rien passé de transcendental.
Une agence de presse qui travaille la main dans la main avec le Pentagone, et dont les intérêts économiques dans le secteur sont énormes, le Pentagone lui-même, un service de presse qui a sur place par miracle le photographe qui était présent en 2001 lors du crash supposé sur ce même Pentagone, mais qui ce jour-là ne prend pas une seule photo, une histoire à dormir debout de dinghys attaquant des frégates de 170 m de long.... ce soir, on a bien du mal à croire à l’incident du Tonkin bis. Ou les services secrets US ne savent plus nous raconter de belles histoires façon belles histoires de l’oncle Paul, ou nous-mêmes nous en avons tellement entendues que nous n’en croyons plus une seule, toujours est-il que cet incident sent à plein le "fake" complet. Le soir même encore, on apprenait que deux F-18 Hornet (un biplace et un monoplace) du porte-avions américain USS Harry Truman (protégé par les trois frégates citées) s’étaient écrasés en mer, sans faire de victimes, pas loin de l’incident. Une source qui n’est pas cette fois notre fameux Garamone indiquant que c’était pur hasard. "Cette source, qui s’exprimait sous couvert d’anonymat, a souligné qu’il n’y avait ’aucun lien’ entre cet accident et l’incident naval survenu hier entre des vedettes iraniennes et des navires de guerre américains dans le détroit d’Ormuz." Ouf, on respire. Au final, on en conclut que hier, en définitive, au pays du pétrole, on a eu... une attaque bidon. La prochaine...
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