Au Père-Lachaise, Joséfine veille sur Bashung
Aujourd’hui vendredi 20 mars, une tristesse en forme d’enclume voisine avec une légèreté de cendres. Pour tout survivant provisoire d’une chimio, aujourd’hui signe l’une des fins possibles du cancer qui est aussi l’une de ses origines, la sublimation par la mort, l’accès à l’éternité avec ou sans paradis.
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Sur iTélé, le visage hypnotique d’Alain sur grand écran transforme le parvis de l’église Saint-Germain-des-Près en un improbable lieu de concert. C’est à voix basse que la correspondante confie à son micro que la foule est discrète, recueillie dans l’admiration. Puis ces images impensables, un van passe devant l’écran, une gerbe haute comme un homme surgit. Sous les applaudissements, Alain glisse vers l’église où Chloé racontera les heures entières à naviguer dans le silence.
Barricades, CRS, camions coiffés de paraboles et de hautes antennes, il suffit d’entrer par la porte principale du cimetière du Père-Lachaise, de monter l’allée centrale, en haut à droite, la treizième division attend son nouvel hôte sous un soleil immobile et propret. "Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore" : Non loin, Guillaume Apollinaire s’enchante.
Autour du Rond-Point face au Chemin Talma fermé par des barricades, quatre générations au moins commencent à tricoter la silencieuse attente, émaillée de propos de kermesse.
- Moi, j’attendrai que tout le monde soit barré.
- Ça sent la crème solaire…
- Il est près de la tombe d’Edith Piaf.
- Ah oui, y a toujours du monde sur cette tombe, mais on aura moins besoin de marcher.
- Et celle de Salvador, non ?
- Mais non !! Il est pas là, Salvador !
Sa silhouette de goéland flottant dans un drap bleu marine se reconnaît immédiatement.
"Salut Jacques !
- Salut.
Une fois tous les vingt ans, Jacques Higelin et moi nous nous rencontrons et bavardons sans qu’il ne me connaisse ni d’Eve ni d’Adam.
- Je peux te prendre en photo ? Euh… et là tu es à contre-jour, est-ce que tu peux… Merci.
Un homme tente d’embarquer Jacques sur le sujet de "c’était la bonne époque". Raidissement du goéland huppé de mèches grises :
- Pour moi c’est maintenant la bonne époque. Parce que je vis au présent, toujours."
Higelin ne plaisante pas avec la conjugaison, encore moins dans un cimetière, et encore moins lorsqu’il y accompagne "quelqu’un de grand".
Empli de fleurs blanches, le premier van se coule vers les barricades qui s’ouvrent et les doutes qui se lèvent sur la triste réalité. Est-ce que vous en avez, des doutes…
L’immense couronne de lys et autres fleurs blanches ceinte de la banderole de l’Olympia sort la première, faisant surgir l’éblouissant souvenir d’un concert en noir et blanc. Puis celle de Garance Production, enfin une litanie de blanc sous le soleil écrasant : la couleur de la grande page du rock français après Bashung.
- Moi, ce que j’aimais bien chez Bashung, c’est qu’il faisait du rock classique.
Mains dans les poches, la dame hirsute qui nous assène cette sentence nous plonge dans une vaste perplexité. Nous partons nous réfugier plus haut, près de la tombe de Joséfine. Ne cherchez pas, vous ne la connaissez pas. Mais elle veillera sur Alain.
Le deuxième van de fleurs glisse à son tour entre les barricades ; entre les vitres se reconnaît la corbeille des Fidèles du Forum, pas peu fière. Les téléobjectifs longs comme des télescopes pointent leur nez de part et d’autres, curieux, malpolis. La tension monte, les talkie walkie grésillent, les fleurs demeurent imperturbables. Alain arrive.
Oh pitié, faites un arrêt sur image, est-ce qu’il est possible d’attendre encore un peu, un an ou deux, où se cache le bouton On-Off, ce cercueil qu’on extirpe avec tant de précautions, oui, bien sûr, il est fragile, malade, bientôt posé entre les fleurs comme sur un grand drap immaculé.
Les cheveux attachés et les mains dans les poches, Yann Péchin semble tendu comme une corde de guitare. Et ce sera ce qui ne s’imaginait pas encore quinze jours auparavant, un homme avec un micro fait face à Chloé et Poppée, parlant d’un "homme simple, cérémonie à son image, etc", les mots dansent dans une irréelle évidence, puis se taisent le long d’une minute de silence. Chloé ne souhaitera pas s’exprimer, ni Arthur, ni Yves Simon. Chut. Poppée laisse tomber ses marguerites dans la tombe bouche bée, file indienne des recueillis, Higelin le funambule se penche et semble confier quelques mots à son ami que seul un CRS entendra.
Il faudra se résoudre à l’abandonner, dans les nappes de parfums de lys et de roses. "Sais-tu que la musique s’est tue" : aujourd’hui seuls les mots prennent la parole, de Jim Morrison, d’Apollinaire, qui dansent dans la poussière du cimetière des artistes.
"Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on n’a plus besoin de personne"
Apollinaire, "La maison des morts", in Alcools.
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