Avec Thomas Pikettty : prendre Marx à l’envers
L’Introduction rédigée par Thomas Piketty pour son ouvrage Le capital au XXIe siècle débute ainsi :
« La répartition des richesses est l’une des questions les plus vives et les plus débattues aujourd’hui. » (Idem, page 15.)
En tant qu’il est désormais le principal spécialiste de l’évolution des hauts revenus en France au XXe siècle - selon le titre d’un précédent livre dans lequel il a accumulé une somme considérable de documents tout en réalisant un très intéressant travail d’analyse -, et qu’il a replacé ce problème dans le contexte plus large de l’évolution du revenu moyen des foyers, Thomas Piketty est directement dans son élément dès qu’il s’agit d’analyser la répartition des richesses.
Le capitalisme est-il lui-même une affaire de répartition ? Certainement pas. Ou, tout au moins, pas chez Karl Marx. Mais que vient donc faire ici ce dernier personnage ?
C'est Thomas Piketty qui l’introduit dès la troisième phrase :
« La dynamique de l’accumulation du capital privé conduit-elle inévitablement à une concentration toujours plus forte de la richesse et du pouvoir entre quelques mains, comme l’a cru Marx au XIXe siècle ? » (Idem, page 15.)
L’enchaînement rapproché de ces deux phrases paraît nous indiquer qu’il y aurait un lien direct entre la répartition des richesses et l’accumulation du capital privé. Peut-être même s’agirait-il d’un rapport entre des personnes : ici les travailleurs, et là les détenteurs du capital, les uns et les autres s’opposant sur le problème de la répartition des richesses.
Une question, tout de suite : d’où vient qu’il y ait des richesses, et des richesses à répartir ? D’une manne quelconque ? Qu’on se distribue ensuite ?
Peut-être pas. Peut-être faut-il tout d’abord avoir mis en œuvre une production, obtenir que quelque chose soit produit : c’est plus sûr.
Voilà tout simplement ce sur quoi Karl Marx a pris la peine de se pencher avec la plus grande attention. Ce qu’il n’a d’ailleurs pas été le premier à faire. Mais chez lui, cette préoccupation est toujours restée dominante pour cette simple raison que, selon lui, rien ne peut s’analyser en économie sans tout faire aller à partir de la production. Qui produit ? Quoi ? Comment ? Pour qui ? À quel prix pour sa santé ? Pour son temps de vie ?... C'est alors qu’on a la surprise de constater à quel point tout le reste vient se ranger à la suite... Quant à la répartition, avant d’avoir la moindre tournure "économique", c’est d’abord le fait de la force (bête et brutale, du point de vue de toute économie) : le pouvoir politique, tel qu’il émane de l’exercice de la souveraineté (quel que soit son système de fondation) à l’intérieur de la cité, ou, plus généralement, des collectivités humaines.
Étant entendu que, pour Karl Marx, le rapport travail-capital héberge en son sein une extrême violence, et qu'il en annonce l'explosion nécessaire, Thomas Piketty ne paraît pas pouvoir se tromper lorsqu'il écrit :
« La croissance moderne et la diffusion des connaissances ont permis d'éviter l'apocalypse marxiste, mais n'ont pas modifié les structures profondes du capital et des inégalités - ou tout du moins pas autant qu'on a pu l'imaginer dans les décennies optimistes de l'après-Seconde Guerre mondiale. » (Idem, page 16.)
Pas d'apocalypse depuis Karl Marx ?... C'est un peu fort d'aveuglement ! Et dans une phrase qui s'achève très tranquillement sur l'évocation de ... la Seconde Guerre mondiale, dont nous voyons qu'elle tire allègrement son intitulé d'une certaine Première Guerre mondiale...
Pas d'apocalypse à Verdun, par exemple... Et rien d'apocalyptique ni à Hiroshima, ni à Nagasaki !... Ah, ce Marx : quel plaisantin !...
Mais portons notre attention sur les lendemains immédiats de la Seconde Guerre mondiale et sur ce qui concerne la politique française... Dès le 8 mai 1945 (pour Sétif, Guelma et Kherrata) et dès le mois de septembre suivant (Indochine), Charles de Gaulle allait prendre deux décisions qui engageraient pour longtemps la souveraineté de la France et déboucheraient directement et indirectement sur la mort de 2 millions d'êtres humains, dont 315.000 Françaises et Français.
Certes, nous n'en sommes encore, là, qu'à des échantillons centrés sur la seule France et dans une forme militaire affirmée : que dire de tous les autres conflits plus ou moins apocalyptiques, et des diverses apocalypses provoquées par la faim, par la soif, et par la maladie, qui, tant qu'elles ne sont pas sanctifiées par la valeur d'échange, sont considérées comme "quantités" négligeables ?...
Et qui croira que cela n'aurait aucun rapport avec l'exploitation de l'être humain par l'être humain ?
Sans vouloir accabler Thomas Piketty - mais puisque c'est bien lui qui est cité ici -, il ne sera peut-être pas inutile de considérer que le début de sa phrase ne perdrait guère en vérité s'il était tout simplement transformé en ceci :
« La croissance moderne et la diffusion des connaissances ont permis d'aller tout droit jusqu'à l'apocalypse marxiste, mais n'ont pas modifié les structures profondes du capital et des inégalités. » (Idem, page 16)
... parmi les puissants de ce monde et leurs ouailles.
C'est du moins ainsi que je me permets de le traduire.
Michel J. Cuny
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