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Accueil du site > Tribune Libre > « B. Traven », Mystère et mystifications

« B. Traven », Mystère et mystifications

Nul n’a jamais su son « véritable nom » ni vu son visage – sauf de rares proches, présume-t-on... L’un des écrivains les plus importants du XXe siècle, traduit dans une trentaine de langues, a obstinément refusé la médiatisation et multiplié les « identités » pour affirmer un droit à l’ombre à la mesure de son succès planétaire. Celui qui signait « B. Traven » rejetait l’industrie de la gloriole et a construit sa vie de façon à rendre sa biographie impossible....

 

Albert Einstein (1879-1955), à qui l’on posait la question convenue de savoir quel livre il emporterait sur une île déserte, répondait invariablement : « N’importe lequel, pourvu qu’il soit de Traven »...

Mais justement, contrairement au commun des mortels aspirant à son quart d’heure de célébrité, le dit Traven ne tenait pas à faire savoir qui il était et d’où il venait : « Un écrivain ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses livres » répétait-il en refusant farouchement "reconnaissance", vedettariat et autres vanités de la société du spectacle.

Pour préserver le secret de sa présumée « identité », l’écrivain culte, considéré comme un autre Jack London (1876-1916), a multiplié les fausses pistes, les pseudonymes fantaisistes et nationalités d’emprunt. Ses romans étaient traduits dans le monde entier, vendus à vingt-cinq millions d’exemplaires mais il se refusait à l’exercice des « signatures » en librairie ou des interviews...

Neuf de ses livres ont été adaptés au cinéma de son vivant, mais personne ne savait « à quoi ressemblait le type derrière la machine à écrire »...

Pour lui, «  l’histoire individuelle n’a d’importance qu’à partir du moment où elle influence la vie collective ». La rumeur dit qu’il aurait été le fils illégitime du Kaiser Guillaume II (1859-1941) et d’une chanteuse d’opéra. Il signait ses livres « B. Traven » ou « Hal Croves » – ou de bien d’autres aléatoires noms de plume, de guerre ou d’oiseau menteur… Une « industrie du mystère »

En 1935, John Huston (1906-1987), jeune réalisateur américain en devenir, découvre Le Trésor de la Sierra Madre, le roman, alors tout juste traduit aux Etats-Unis, d’un inconnu qui tenait à le rester - et avec qui il entre en correspondance pour l’adapter... Finalement, rendez-vous est pris à Mexico une décennie plus tard... La veille, « Traven » avertit le cinéaste qu’il ne pourrait venir mais qu’il sera représenté par son agent et traducteur, « Hal Croves »... Le fort accent allemand de ce dernier, d’apparence infiniment moyenne voire insignifiante, et son obsession de ne pas se laisser prendre en photographie laissent penser qu’il pourrait bien s’agir de l’auteur lui-même. Par sa parfaite connaissance de l’oeuvre à adapter, « Croves » s’impose comme « directeur technique », payé cent cinquante dollars la semaine...

Le film, interprété notamment par Humphrey Bogart (1899-1957) en chercheur d’or frénétique, est distribué en 1948 – c’est un chef d’oeuvre consacré par trois Oscars. Il relance aussi « la chasse au Traven » : un jeune journaliste, Luis Spota (1925-1985) piste « Croves » depuis le lieu de tournage jusqu’à l'une de ses résidences à Acapulco et évente le « mystère Traven » - lequel dément, bien sûr...

C’est sous ce même patronyme de « Hal Croves » que l’auteur mystère se présente à sa dernière compagne, l’actrice Rosa Elena Lujan (1915-2009), entrée à son service après le suicide d’Esperenza Lopez Mateos (1907-1951), sa traductrice jusqu’alors. Ainsi, elle épouse en 1957 un parfait fantôme qui lui déclare : «  Personne ne devrait poser de questions sur quoique ce soit car les questions nous contraignent au mensonge  »...

En 1975, un jeune enseignant en droit des médias et journalisme, Jonah Raskin, se risque, après bien d’autres, à ce vertigineux jeu de piste, à la recherche du présumé B. Traven : « Cela sonne comme betray (trahir), travel (voyage) ou raven (corbeau) » - ou de son problème d’identité. Il rencontre à Mexico sa veuve et seule héritière légale qui perpétue « l’industrie du mystère Traven  » - elle en savait bien peu sur sa « vie d’avant »…

Conscient d’avoir à son insu pris sa place dans la « chaîne de montage » de cette industrie-là, Raskin renonce à son projet de biographie et livre le récit d’une occasion manquée, avec ce constat : « Pendant presque soixante-dix ans, Traven ne vit aucune raison pour signer des papiers de mariage, comme il ne vit aucune raison pour avoir des documents prouvant sa nationalité. Et quand il mourut, il laissa tous les éléments essentiels dans la vie d’un homme – testament, certificat de mariage, papiers de nationalité, contrats – tous sauf un : l’insaississable et mystérieux certificat de sa naissance. Officiellement, légalement, l’homme qui mourut n’avait jamais vu le jour. »

Durant un demi-siècle l’auteur culte s’est obstiné à vivre éloigné des « grandes capitales littéraires du monde moderne », refusant toute rencontre ou même conversation téléphonique avec ses éditeurs – il voulait que ses livres fussent l’unique témoignage de son parcours terrestre, comme s’il redoutait que ses écrits « pourraient lui coûter la vie »…

 

Troubles identités, troubles d’identités ?

 

L’auteur mystère serait né Traven Corsvan Croves le 3 mai 1890 à Chicago. Ou Charles Trefny à Saint-Louis (Missouri) le 2 juillet 1880 – avant de venir en Allemagne pour étudier… la théologie. Ou bien Otto Max Feige à Schwiebus (dans le Brandenburg prussien, sur le territoire de l’actuelle Pologne) le 23 février 1882. Le chercheur allemand Rolf Recknagel (1918-2006) croit l’identifier comme l’acteur munichois « Ret Marut » - encore un nom d’emprunt. Avant d’adopter ce patronyme, il aurait eu une première vie d’ouvrier serrurier, voire de secrétaire général à Gelsenkirchen, en Rhénanie-Westphalie, du bureau central du syndicat des ouvriers métallurgistes allemands. Il aurait introduit l’animation théâtrale à l’usine avant de décrocher des seconds rôles sur la scène théâtrale allemande entre 1907 et 1914 – il aurait même joué un fossoyeur dans Hamlet

En 1917, il utilise une fortune personnelle d’origine inconnue pour éditer une revue « anarcho-pacifiste », Der Ziegelbrenner, (Les Fondeurs de briques), en référence, semble-t-il, à un géniteur employé dans une briquetterie. Après la chute du Kaiser, le publiciste révolutionnaire devient le directeur du département de la presse de l’éphémère république des Conseils à Munich de Kurt Eisner (1867-1919), liquidée par l’armée allemande. Condamné à mort, il parvient à s’échapper d’Allemagne durant l’hiver 1919 et poursuit à travers l’Europe une vie d’errance, avec l’actrice Irène Mermet, tout en publiant sa revue clandestinement. Il est brièvement emprisonné en Angleterre en 1923, ce qui vaut à la postérité une des rares « photos d’identité » disponible de l’auteur sans visage.

L’année suivante, il s’invite au Mexique, encore en pleine effervescence révolutionnaire après le soulèvement contre le général Porfirio Diaz (1830-1915), et participe à des missions archéologiques au Chiapas –ainsi qu’au sempiternel combat des humains (en l’occurence des Indiens dont il partage les conditions de vie ), pour une « vie meilleure »...

 

« Ça pourra jamais être pire »…

 

En 1925 paraît en Allemagne dans la revue Vorwärts (« En Avant ! ») Les Cueilleurs de coton, suivi l’année suivante par Le vaisseau des morts, un roman culte largement autobiographique qui en dit long sur la façon dont l’auteur a quitté le Vieux Monde.

C’est le récit de Gerard Gale, un marin américain, dont le bateau part du port d’Anvers sans lui. Sans papiers ni argent, il entame un tour d’Europe, se fait rejeter de frontière en frontière ou emprisonner avant expulsion et échappe de peu au peloton d’exécution – on sent la « force du vécu »… Finalement, il trouve à s’embarquer sur le Yorikke, un « vaisseau des morts » c’est-à-dire un cercueil flottant destiné au naufrage afin que l’armateur puisse toucher la prime d’assurance. En attendant ce naufrage programmé et si rentable, tous les trafics sont bons. Son compagnon d’infortune Stanislaw le rassure : « C’est pas parce qu’on est tous déjà morts qu’il faut se laisser abattre. Ça pourra jamais être pire »…

L’enquête de Jonah Raskin révèle que le nommé Marut « avait vraiment été chauffeur et avait engouffré du charbon à bord d’un bateau à vapeur » - et qu’il avait « bâti Le Vaisseau des morts sur ses propres expériences » : « Un étranger du nom de Ret et Rex Marut, alias Albert Otto Fienecke ou Adolf Rudolf Feige ou Barker ou Arnolds, a été condamné le 17 décembre 1923 par le tribunal de police de la Tamise pour défaut d’enregistrement auprès de la police (…) Marut quitta vraisemblablement le Royaume-Uni en 1924 en tant que membre de l’équipage d’un vaisseau mais les registres n’indiquent pas le nom du vaisseau sur lequel il navigua ni sa destination  ».

Le Vaisseau des morts signe l’adieu au Vieux Monde d’un fuyard révolutionnaire et la naissance d’un écrivain, connu dans le monde entier – sauf en France, malgré des éditions de poche du Trésor de la Sierra Madre et des rééditions de ses romans par La Découverte... .

 

L’art de la révolution …

 

Ainsi, « Ret Marut » se fait photographe et ethnographe au Chiapas, sur les traces d’Edward Weston (1886-1958), puis exploitant en noix de cajou et se lance dans la veine des romans de la jungle pour témoigner de la surexploitation des indigènes mexicains – des frères de sang et de larmes de l’ouvrier européen...

La révolte des pendus transpose l’expérience révolutionnaire de Marut à Munich : l’Indien tsotsil Candido Castro devient presque malgré lui le héros de la révolte des opprimés contre les Ladinos qui exploitent les forêts pour leur seul profit, obligeant chaque Indien à abattre quatre tonnes d’arbres par jour - ceux qui n’y arrivent pas sont pendus toute une nuit par les quatre membres…L’instituteur Martin Trinidad qui pousse les Indiens au soulèvement n’a guère d’illusion quant à leur ferveur révolutionnaire – il apparaît comme le porte-parole de l'activiste Ret Marut : « Si vous voulez faire la révolution, alors il vous faut aller jusqu’au bout, parce que sinon cela se retournera contre vous et vous réduira en lambeaux  »…

Le 26 mars 1969, l’écrivain aux multiples identités rend l’âme à Mexico, léguant à la postérité l’une des plus fascinantes énigmes littéraires du XXe siècle et inspirant une douzaine d’enquêtes ou de biographies plus ou moins approximatives ainsi que des romans comme L’Homme sans empreintes d’Eric Faye (2008).

Sa veuve avoue alors que Traven et Marut ne font qu’un...

Si la date de décès est avérée, toute autre « information » présumée biographique, comme son nom véritable, sa date et son lieu de naissance, semble relever davantage de la conjecture, tant il a affirmé les ignorer, jusqu’à en rajouter, en tombereaux de canulars jetés aux détectives amateurs...

Toutefois, l’hypothèse Otto Max Feige (1882-1969), né d’un père potier employé dans une briqueterie et devenu Marut pour articuler révolte et réalité, remporte les faveurs des chercheurs de vérités aléatoires dont l’enquête plonge jusque dans les arcanes du réseau bancaire international et des services de renseignements (Home Office, FBI, CIA, etc.).

Selon ses volontés, les cendres de l’homme invisible sont dispersées au-dessus de la jungle du Chiapas. Fils d’empereur ou de maçon, cet « écrivain anarchiste de langue allemande » a passionnément « courtisé l’obscurité » comme d’autres se damneraient pour la gloire ou le succès, se consacrant à une oeuvre littéraire plutôt que génétique, écrite contre l’inhabitable. Cette oeuvre de chair meurtrie et de mots cinglants balise un univers d’hommes solitaires traqués, sans maison ni famille, sans pays ni attaches mais non sans convictions, irrémédiablement perdus dans la multitude oppressée des damnés et des mystifiés qui persistent à se dire de cette « Terre » dont « on » veut les effacer – et à vouloir honorer la promesse de chaque matin depuis l’origine des temps. Il n’y a pas d’autre mystère en jeu que celui de ce face-à-face avec le possible forçant à l’être, envers et contre tout.

Pour en savoir plus

Jan-Christoph Hauschild, B.Traven – Die unbekannten Jahren, éditions Vordemeer, Zurich, 2012

Jonah Raskin, A la recherche de B. Traven, éditions Les Fondeurs de Briques, 2007

Rolf Recknagel, Insaissisable – les aventures de B.Traven, L’Insomniaque, 2008 (réédition d’un travail biographique paru en 1965 à Leipzig et actualisé jusqu’en 1982)


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